Des plantes auraient rompu avec leurs pollinisateurs

Le nombre d’insectes a tellement diminué que certaines espèces auraient désormais repris leur reproduction en mains (ou devrions-nous dire en pétales ?)
Elles semblent évoluer pour s’autopolliniser plus souvent, plutôt que de compter, pour le transport du pollen, sur des insectes qui deviennent de plus en plus rares.


Le déclin des insectes

Les causes de ce déclin sont vraisemblablement multiples.: destruction des habitats, pollution des terrains agricoles par les pesticides et les engrais, changements climatiques (sécheresses prolongées…), etc.

Ces causes agissent de deux manières.: directement en affectant les populations de pollinisateurs, et indirectement par leurs impacts sur la végétation, particulièrement sur les ressources en nectar.


Une étude de cas.: la Pensée des champs

La Pensée des champs (Viola arvensis)


Elle est largement répandue en Europe. Ses fleurs sont zygomorphes.: elles présentent une symétrie bilatérale. La corolle est principalement de couleur crème avec une tache jaune au milieu du pétale inférieur.

Plusieurs formes (ou morphes) sont possibles. Ci-dessous, on voit à gauche la forme blanche, et à droite la forme pourpre exhibant des teintes violacées sur les pétales supérieurs.


a) En premier lieu, des fleurs chasmogames (du grec ancien kháasma, «.ouverture.», et gámos, mariage). Ce sont les fleurs «.habituelles.» avec des pétales bien développés. Celles des Violettes se forment généralement au printemps et sont visitées par les insectes pollinisateurs. Elles servent donc à la reproduction sexuée et favorisent ainsi la diversité génétique.

La longueur de l’éperon nectarifère et les observations sur le terrain indiquent une pollinisation par des abeilles à langue longue, notamment Bombus terrestris.12.

b) Mais les insectes peuvent se faire rares au printemps. C’est la raison d’être des fleurs cléistogames (kleistós signifiant «.fermé.») produites en été. Ces dernières sont petites et apétales.; elles ne s’ouvrent jamais et s’autopollinisent.

Une fleur cléistogame de la Violette odorante (Viola odorata)
© Cptcv CC BY-SA 2.5

Selon la base de données Plants of the World Online (POWO), le genre Viola compte 681.espèces.3. C’est l’un des 50.plus grands genres d’Angiospermes au monde.4. Une étude taxonomique récente (2022), conduite par le chercheur norvégien Thomas Marcussen, reconnaît 31.sections en son sein.
Viola arvensis est rangée dans la section Melanium — qui comprend 112.espèces — et dans la sous-section Bracteolatae. L’espèce type de cette section et de cette sous-section est la Pensée tricolore, Viola tricolor.5.

La Pensée des champs et la Pensée tricolore sont proches taxonomiquement et aussi morphologiquement. La longueur relative des pétales et des sépales permet heureusement de les différencier. Regardez la photo suivante qui nous montre à gauche Viola arvensis et à droite Viola tricolor subsp. curtisii, autrement dit la Pensée des dunes. Celle-ci est considérée par POWO comme une sous-espèce de Viola tricolor mais l’équipe de Marcussen la qualifie de synonyme de cette dernière.6.

Les pétales de Viola arvensis sont plus courts à un peu plus longs (2.mm) que les sépales. Les pétales de Viola tricolor sont par contre nettement plus longs que les sépales.

La plante est en effet autocompatible.: les stigmates (les organes femelles) acceptent le pollen provenant du même individu.

La Gazette des plantes a expliqué les notions d’auto-incompatibilité et autocompatibilité sur cette page.:
Auto-incompatibilité et autocompatibilité


L’étude

Les plants examinés provenaient de quatre populations situées dans des zones agricoles du Bassin parisien.9.

Plusieurs enquêtes ont montré le déclin des pollinisateurs dans cette région au cours des dernières décennies. Une tendance similaire a également été observée en Belgique, où entre 30 et 39.% des espèces d’abeilles seraient menacées.8.


L’écologie de la résurrection

Pour vérifier cette supposition, les scientifiques ont comparé des individus des années.1990 et du début des années.2000 avec leurs descendants contemporains. Ils ont utilisé pour ce faire l’écologie de la résurrection (resurrection ecology).

Des graines furent récoltées et gardées par le Conservatoire Botanique National de Bailleul dans les années.1990 et par le Conservatoire Botanique National du Bassin Parisien au début des années.2000. Elles furent recueillies sur un minimum de 100.plants sélectionnés au hasard dans chaque population.

En février.2021, un prélèvement de plantules «.contemporaines.» fut réalisé dans les mêmes zones, tandis que les anciennes graines furent semées pour produire des «.ancêtres.».


Les mesures phénotypiques

Les mesures phénotypiques sont les mesures des traits observables d’un individu. Voyez ci-dessous quelques attributs évalués lors de l’étude. En premier lieu, des caractères liés aux organes de reproduction.10.

Les guides sont des motifs contrastés sur les pétales qui orienteraient les pollinisateurs vers la récompense en nectar. Ils sont très répandus parmi les Angiospermes.11.

Les attributs des feuilles (largeur et longueur) furent également déterminés.


Les tests comportementaux

Les plantes furent placées dans des cages grillagées en compagnie de ruches de bourdons (Bombus terrestris). Un observateur enregistra ensuite chaque visite de fleur durant un laps de temps fixé.


Les résultats

La surface des fleurs est en moyenne 10.% plus petite qu’il y a 20 à 30.ans, tandis que le volume de nectar a chuté de 20.%.

Les autres aspects, notamment la taille des feuilles et la hauteur totale de la plante, n’ont pas changé de manière significative au fil des décennies. Ceci renforce l’hypothèse que c’est la sexualité des individus qui est en train d’évoluer.


Les conclusions

1) Cette étude montre que le système de reproduction des plantes peut évoluer rapidement face aux changements environnementaux en cours.

Elle confirme plusieurs recherches antérieures, notamment celle de deux scientifiques belges, Brys et Jacquemyn, publiée en 2012.13.
Dans ce travail consacré à l’Érythrée petite centaurée (Centaurium erythraea), les auteurs ont comparé des populations urbaines fragmentées — où les pollinisateurs étaient rares — à des populations rurales non fragmentées — où l’activité des pollinisateurs était élevée.

L’Érythrée petite centaurée se rencontre régulièrement dans les prairies ensoleillées et dans les clairières.

L’enquête montra que, dans les milieux appauvris en pollinisateurs, C. erythraea produisait des fleurs moins nombreuses et plus petites. Elles ne présentaient plus d’herkogamie, contrairement à celles vivant dans des lieux riches en pollinisateurs.

Les anthères étaient situées autour du stigmate et non plus nettement au-dessus. La capacité d’autofécondation était 36.% plus élevée dans ces environnements limités en pollinisateurs que dans des milieux plus naturels.


2) Pour les plantes, cette évolution représente un avantage à court terme, mais peut-être aussi un danger pour le futur.

L’avantage.: l’assurance reproductive

L’assurance reproductive (reproductive assurance en anglais), la capacité de certaines espèces à préserver leur multiplication lorsque la pollinisation croisée devient incertaine, est indéniablement un gros avantage de cette évolution rapide.


Le danger : la dépression endogamique

À plus long terme, l’avantage fourni par l’assurance reproductive pourrait être contrebalancé par le phénomène de dépression endogamique (inbreeding depression). Nous expliquerons dans un prochain billet plus en détail ce qu’est la dépression endogamique. Disons simplement ici qu’elle est l’équivalent pour les plantes de la dépression de consanguinité.

En outre, l’autofécondation homogénéise le patrimoine génétique, en réduisant le nombre d’allèles présents, c’est-à-dire le nombre de versions différentes d’un même gène. Moins de versions différentes, cela veut dire moins de possibilités d’adaptation lorsque les conditions environnementales se modifient.


Moins d’insectes signifie moins de visites de pollinisateurs.
Or, la production de nectar et le développement de corolles attractives nécessitent beaucoup d’énergie de la part des plantes, énergie qui sera donc gaspillée si les insectes disparaissent. Elles vont par conséquent diminuer le nectar et réduire la taille de leurs fleurs.
La raréfaction du nectar, source de nourriture pour les pollinisateurs, va alors encore aggraver leur situation.


Un cul-de-sac.?

Cette hypothèse est fondée premièrement sur les désavantages de cette voie que nous avons évoqués ci-dessus.: la capacité limitée à s’adapter à des environnements changeants et l’accumulation de mutations délétères. Deuxièmement, ce changement serait à sens unique.: un passage de l’autoreproduction vers la reproduction croisée serait impossible.

Cette dernière affirmation est toutefois controversée.14.


Quid des plantes auto-incompatibles.?

Excellente question.! Et qui n’est pas anodine puisqu’on estime qu’environ 40.% des espèces d’Angiospermes possèdent un mécanisme les empêchant de s’autopolliniser. Elles sont donc obligées de recourir à la reproduction croisée.15.

Pour en savoir plus sur les plantes auto-incompatibles, n’hésitez pas à lire ce billet de la Gazette, Auto-incompatibilité et autocompatibilité.

Elles augmenteraient par conséquent la quantité de nectar, la taille de leur corolle, la production de signaux olfactifs etc..16.

Le Prunellier (Prunus spinosa) est une espèce auto-incompatible qui fleurit au printemps et offre du nectar en abondance.

En effet, plusieurs indices semblent prouver que la quantité de nectar est relativement plus élevée au printemps — quand les pollinisateurs sont rares — qu’en été. Les distances parcourues par les insectes à la recherche de nourriture sont plus longues en été. Les colonies d’abeilles mellifères prennent plus de poids au printemps et une plus grande proportion de butineuses reviennent bredouilles en été qu’au printemps.17.

En outre, il a été attesté que la «.publicité olfactive.» est plus importante parmi les espèces à floraison précoce, lorsqu’il y a moins de pollinisateurs, que chez celles qui éclosent tardivement.18.


De quoi diantre Anabelle parle-t-elle.??? Avez-vous une idée.? Dans ce cas, n’hésitez pas à nous la communiquer via le champ «.commentaires.» ci-dessous. À bientôt.!


Sources :

1 : Ollerton J. et al..; How many flowering plants are pollinated by animals?.; Oikos.; volume.120.; n°.3.; pp..321-326.; mars 2011.

2 : Hallmann et al..; More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas.; Plos One.; volume.12.; n°.10.; octobre.2017.

3 : Plants of the World Online.; Viola.; page consultée le 4.janvier.2024.

4 : Harvey E. Ballard Jr et al..; A taxonomic treatment of the violets (Violaceae) of the northeastern United States and adjacent Canada.; The Journal of the Torrey Botanical Society.; volume.150.; n°.1.; 2023.

5 : Thomas Marcussen et al..; A Revised Phylogenetic Classification for Viola (Violaceae).; Plants.; volume 11.; n°.17.;.2022.

6 : Thomas Marcussen et al..; A Revised Phylogenetic Classification for Viola (Violaceae) – annexe A.; Plants.; volume 11.; n°.17.;.2022.

7 : Thomas Marcussen et al..; A Revised Phylogenetic Classification for Viola (Violaceae).; Plants.; volume 11.; n°.17.; p..57.; 2022.

8 : Drossart M. et al..; Belgian red list of bees.; Université de Mons.; 2019.

9 : Samson Acoca-Pidolle et al..; Ongoing convergent evolution of a selfing syndrome threatens plant–pollinator interactions.; New Phytologist.; décembre.2023.

10 : Samson Acoca-Pidolle et al..; Ongoing convergent evolution of a selfing syndrome threatens plant–pollinator interactions – Fig. S2 Trait measurements on Viola arvensis.; New Phytologist.; décembre.2023.

11 : Dennis M. Hansen et al..; Floral signposts: testing the significance of visual ‘nectar guides’ for pollinator behaviour and plant fitness.; Proceedings of the Royal Society B (Biological Sciences).; volume.279.; p..634.; février.2012.

12 : Samson Acoca-Pidolle et al..; Ongoing convergent evolution of a selfing syndrome threatens plant–pollinator interactions.; New Phytologist.; décembre.2023.

13 : Brys & Jacquemyn.; Effects of human-mediated pollinator impoverishment on floral traits and mating patterns in a short-lived herb: an experimental approach.; Functional Ecology.; volume.26.; n°.1.; p..339.

14 : Boris Igic & Jeremiah W. Busch.; Is self-fertilization an evolutionary dead end?.; New Phytologist.; volume.198.; n°.2.; février.2013.

15 : Hong Zhao et al..; Origin, loss, and regain of self-incompatibility in angiosperms.; The Plant Cell.; volume.34.; n°.1., janvier.2022.; pp..579–596.

16 : Ratnieks & Balfour.; Plants and pollinators: Will natural selection cause an imbalance between nectar supply and demand?.; Ecology Letters.; juin.2021.

17 : Ratnieks & Balfour.; Plants and pollinators: Will natural selection cause an imbalance between nectar supply and demand?.; Ecology Letters.; juin.2021.; p..1745.

18 : Filella et al..; Floral advertisement scent in a changing plant-pollinators market.; Scientific Reports.; n°..3.; 2013.

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3 Responses to Des plantes auraient rompu avec leurs pollinisateurs

  1. Cerise dit :

    J’attends la suite avec impatience ! Quant à la marâtre, je n’ai pas d’idée…

    merci pour cette magnifique synthèse on ne peut plus claire.

    Cerise

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  2. Une lectrice assidue dit :

    Vu pour la marâtre, je ne connaissais pas et il y en a qui ne manquent pas d’imagination 🙂

    Plus sérieusement, merci pour cet article très intéressant. Je suis intriguée de lire que certains jugent « irréversible » le virage vers l’autofécondation ; mais je vois que dans l’article cité en #14 j’aurai peut-être des réponses aux questions qui me viennent instantanément à l’esprit.

    Vivement la suite !

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  3. Dufaux Françoise dit :

    Encore un article bien ficelé. Quel bonheur de vous lire. Ca enrichi nos connaissances de plein d’anecdotes. Merci

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