Les Chênes dominent les forêts de l’hémisphère nord. Mais leur déchéance est peut-être proche. Telle est en tout cas la conclusion d’une nouvelle étude.
Leur disparition pourrait avoir des conséquences considérables pour des milliers d’autres espèces comme des mousses, des champignons, des animaux…
Les Chênes ont réussi dans la vie, c’est une évidence. Ils se sont bien diversifiés depuis leur apparition et ils constituent désormais une part importante de la biomasse des forêts tempérées.
Mais les résultats d’une recherche qui viennent d’être publiés dépeignent un futur plus navrant : une espèce de Chêne sur trois est en effet menacée d’extinction.
Les Chênes aujourd’hui

* : Selon Plants of the World Online, décembre 2020 http://www.plantsoftheworldonline.org/taxon/urn:lsid:ipni.org:names:325819-2
En réalité, les estimations des botanistes fluctuent entre 400 et 600 espèces. Les variations proviennent du statut (espèce, sous-espèce ?) que l’on attribue aux multiples hybrides.
Les Chênes habitent essentiellement l’hémisphère nord, surtout l’Amérique du Nord et l’Asie. On en trouve plus ou moins 160 sortes au Mexique, 90 aux États-Unis et une centaine en Chine. Avec une trentaine d’espèces, l’Europe paraît assez pauvre en comparaison 1.
Les Chênes constituent l’une des composantes importantes des forêts de feuillus, mais on les trouve également dans d’autres milieux, comme dans les régions semi-désertiques du pourtour méditerranéen ainsi que dans les forêts tropicales humides.
Neuf types de Chênes peuvent être vus en Belgique, dont seulement trois sont indigènes : le Chêne pubescent (Quercus pubescens), le Chêne pédonculé (Quercus robur) et le Chêne rouvre ou Chêne sessile (Quercus petraea).
Le Chêne des marais (Quercus palustris) et le Chêne rouge d’Amérique (Quercus rubra) ont été introduits et se sont bien répandus, surtout le dernier nommé. À tout cela s’ajoutent bien sûr les nombreux hybrides.

Les grandes feuilles du Chêne rouge d’Amérique
se distinguent par leurs extrémités plus ou moins épineuses.
La France compte huit espèces autochtones. Aux trois que l’on trouve en Belgique s’ajoutent le Chêne tauzin (Quercus pyrenaica), le Chêne vert (Quercus ilex), le Chêne liège (Quercus suber), le Chêne kermès (Quercus coccifera) et le Chêne chevelu (Quercus cerris).
Mais le nombre d’espèces ne donne qu’une image affadie de la réussite du genre Quercus. Les Chênes recouvrent par exemple 40 % des forêts françaises, et dominent 23.% des peuplements forestiers en Région wallonne (derrière l’Épicéa). Ils constituent la plus grande partie de la biomasse des plantes ligneuses aux États-Unis et au Mexique 2 3 4.

Le Dikke eik ou Gros Chêne
est un Chêne pédonculé ( Quercus Robur),
âgé de 340 à 350 ans.
Il est situé dans la forêt de Meerdaal, au sud de Louvain.
Un peu d’histoire
Les Chênes font partie de la famille des Fagacées, tout comme les Hêtres et les Châtaigniers. Cette famille est originaire d’Asie et aurait émergé au début du Crétacé, il y a plus de 100 millions d’années (Ma).
Parmi les familles sœurs des Fagacées, on trouve chez nous les Bétulacées (les Bouleaux), les Juglandacées (comprenant le Noyer commun) et les Myricacées (la famille du Piment royal).
Les ancêtres des Hêtres (genre Fagus) auraient divergé des autres Fagacées il y a 85 Ma 5.
Les premiers Chênes se seraient ensuite séparés de leurs cousins les Châtaigniers (genre Castanea) il y a environ 56 millions d’années, selon des restes de pollens fossilisés que l’on a retrouvés 6.
Ils seraient apparus à des latitudes assez septentrionales. À cette époque, au début de l’Éocène, les températures étaient globalement plus élevées de 10° qu’aujourd’hui. Il n’est pas possible de déterminer avec précision la région d’origine des Chênes : en effet, bien que l’Atlantique Nord eût commencé à s’ouvrir, un pont entre l’Europe et l’Amérique du Nord subsistait encore 8.
Et puis les températures baissèrent, et les chênes disparurent au nord et migrèrent vers le sud.
En cours de route, ils se ramifièrent en deux grands groupes, que nous appelons les sous-genres Quercus et Cerris. L’ancêtre du sous-genre Quercus habitait vraisemblablement le nord de l’Amérique, tandis que le sous-genre Cerris est originaire d’Asie.
Les Chênes continuèrent à se diversifier en huit grandes lignées ou sections (voir schéma ci-dessous), qui semblent toutes être nées au cours des 15 premiers millions d’années après l’apparition du genre 7.

Répartition des sections
Basé sur : Denk et al. 2017 9.
Même chose pour Cerris, qui peut s’appliquer à un sous-genre ou une section.
En botanique, des suffixes permettent déjà de distinguer les taxons, mais uniquement ceux de rang supérieur au genre :
○ les divisions se terminent par –phyta (exemple : Tracheophyta, les plantes vasculaires) ;
○ les classes se terminent par –opsida (exemple : Magnoliopsida, les dicotylédones, une classe qui n’existe plus dans la classification APG car elle est paraphylétique) ;
○ les ordres se terminent par –ales (exemple : Fagales, l’ordre comprenant les Chênes) ;
○ les familles se terminent par –aceae (exemple : Fagaceae, la famille des Chênes et des Hêtres) ;
○ les sous-familles se terminent par –oideae (exemple : Amygdaloideae, une sous-famille des Rosacées) ;
Les noms des taxons de rang inférieur (genres, sous-genres, sections ou espèces) ne sont hélas pas standardisés.
Après s’être scindés en huit sections, certains Chênes colonisèrent ensuite l’Europe. Ceux de la section Quercus (dont font partie les deux espèces les plus communes dans nos contrées : le Chêne pédonculé et le Chêne rouvre) le firent via le chapelet d’îles qui succéda au pont terrestre entre l’Amérique du nord et l’Europe. Ceux des sections Ilex (le Chêne vert) et Cerris (le Chêne chevelu et le Chêne liège) vinrent d’Asie.

La colonisation de l’Europe.
En rouge : section Quercus ; en jaune : section Cerris ; en blanc : section Ilex.
La carte donne la situation des masses continentales à l’heure actuelle,
et non à l’époque des migrations.
Basé sur : Jeannine Cavender-Bares, Paul Manos & Andrew Hipp 2020 10.
Les raisons du succès
Plusieurs études récentes ont tenté de comprendre les raisons qui ont permis aux Chênes à la fois de dominer les forêts de l’hémisphère nord et de conquérir autant de milieux différents. Citons notamment celle d’Antoine Kremer et d’Andrew Hipp, publiée en 2020 11.
Ces travaux mettent l’accent sur la très grande diversité qui existe au sein de chaque espèce et, pour une même espèce, au sein de chaque population : diversité phénotypique (c’est-à-dire des traits observables) et diversité génétique.
Cette grande diversité favorise évidemment la capacité de s’adapter à des changements environnementaux et de conquérir de nouveaux territoires.
Les scientifiques ont avancé quelques hypothèses à ce sujet. Nous allons en examiner deux.
La taille des populations
On sait que la diversité génétique s’accroît normalement avec le nombre d’individus. Plus grand est celui-ci et plus petite est la probabilité que des mutations disparaissent de manière aléatoire d’une génération à l’autre 12.
Or les Chênes parviennent à maintenir des populations « virtuelles » de taille importante même quand ils forment de petits groupes isolés dans l’espace.
C’est le vent qui est chargé de transporter le pollen des Chênes ; la pollinisation peut donc s’effectuer sur de longues distances. Les résultats d’une étude réalisée sur des Chênes mexicains suggèrent que le flux de gènes demeure important entre des arbres éloignés, par exemple entre des individus peuplant des forêts relictuelles et d’autres isolés dans un environnement transformé par l’homme. Cela leur permet de conserver une grande diversité génétique 13.

Quercus castanea, un Chêne commun au Mexique.
© Dick Culbert – Creative Commons Attribution 2.0 Generic licence
Les échanges de gènes entre espèces
Les échanges de gènes entre différentes espèces de Chênes constituent probablement un autre mécanisme essentiel pour enrichir leur diversité.
Les Chênes forment souvent des communautés interspécifiques, et cela facilite naturellement l’hybridation, surtout dans les régions qui abritent un grand nombre d’espèces comme l’Amérique du Nord et la Chine. Bien que l’Europe occidentale ne compte que deux sortes, largement dominantes, le Chêne sessile et le Chêne pédonculé, celles-ci se croisent fréquemment, malgré des écologies différentes.
En dépit de ces croisements répétés et des transferts de gènes concomitants, les divers types de Chênes conservent néanmoins leur identité propre 14.
En effet, du moins avec la définition la plus couramment utilisée, celle qui fut énoncée par le biologiste Ernst Mayr en 1942 : elle stipule que les individus d’une même espèce sont isolés des membres d’autres espèces du point de vue reproductif.
Cette définition fonctionne relativement bien en zoologie : un chat ne s’accouplera jamais avec un poisson. Certes, des croisements entre, par exemple, des lions et des tigres sont théoriquement possibles, donnant des ligres ou des tigrons, mais ceux-ci ne pourront pas se reproduire entre eux (seulement avec les espèces dont ils sont issus).
En revanche, cette manière de délimiter une espèce est inappropriée dans le monde des plantes. En effet, beaucoup d’espèces différentes s’hybrident librement dans la nature et leur descendance est fertile.
Revenons à nos Chênes. Les scientifiques parlent de syngaméon pour décrire leur comportement.
Syngaméon !
Du grec syngamein, « se marier avec ».
On reconnaît d’une part gamein,
« se marier » (comme dans polygamie etc.) et d’autre part syn, « avec » (que l’on retrouve dans synonyme ou sympathie).
Ce terme fut forgé par le botaniste néerlandais Lotsy (1867 – 1931), qui étudia particulièrement l’importance de l’hybridation dans l’évolution des plantes.
Un syngaméon désigne un groupe d’espèces généralement voisines, qui s’interfécondent tout en demeurant bien séparées morphologiquement. Les limites entre ces espèces ne deviennent pas floues, contrairement à ce qui arrive souvent lors d’hybridations. Elles conservent donc leur statut de « bonnes » espèces.
Pour les biologistes, une « bonne espèce » (good species en anglais) est une espèce qui ne s’hybride pas avec une autre espèce partageant le même territoire.
L’hybridation et l’introgression sont des phénomènes répandus chez les Chênes 15.
Prenons deux Chênes assez proches l’un de l’autre. Le premier appartient à l’espèce A et le second à l’espèce B. Supposons qu’ils se croisent, donnant un hybride A×B. Celui-ci présentera un mélange des caractéristiques génétiques de ses deux parents. Cela signifie que certains de ses gènes disposeront de la version (ou allèle) venant du premier parent, et les autres gènes détiendront la version du second. Cette répartition a lieu de manière aléatoire lors de la reproduction sexuée.
Le matériel génétique est symbolisé par la couleur de la couronne de l’arbre.
Ces hybrides s’apparient fréquemment avec un représentant de l’une des espèces parentes (l’espèce A dans notre exemple). On appelle cela un rétrocroisement.
Après plusieurs rétrocroisements successifs, on constate que les individus résultants sont du point de vue génétique très proches du premier parent (l’espèce A), mais ils ont toutefois incorporé certains gènes émanant du second (l’espèce B).
On parle d’introgression quand il y a transfert de gènes d’une espèce au pool génétique d’une autre après une hybridation suivie de rétrocroisements répétés avec l’une des espèces parentes. Les gènes échangés sont limités, ce qui permet à l’espèce réceptrice de conserver son identité.
Grâce aux hybridations et introgressions, les Chênes forment donc des syngaméons : des groupes d’espèces qui sont interfertiles tout en gardant leur individualité.
On pourrait comparer un syngaméon à un réseau dynamique de plusieurs espèces, agissant sur une longue période, et permettant à ses membres de disposer d’une vaste diversité génétique 16.
Le comportement des Chênes est l’un des rares à avoir été bien étudié, mais il est probable qu’un grand nombre d’arbres fonctionnent de manière semblable. En outre, le concept de syngaméon, d’abord utilisé seulement par les botanistes, a aujourd’hui été introduit dans le monde animal : les espèces formant les récifs coralliens sont désormais considérées comme appartenant à des syngaméons 17.
Remarquons qu’elles partagent plusieurs traits avec les arbres, tels que la longévité et la croissance indéfinie.

Récif corallien de l’atoll Palmyra (Îles de la Ligne)
U.S. Fish & Wildlife Service – Pacific Region’s – cc-by-2.0
Le début de la fin ?
C’est ce que révèle une étude récente, menée conjointement par le Morton Arboretum (États-Unis), l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) et Botanic Gardens Conservation International (BGCI) 18.
À l’échelle mondiale, près d’une espèce de Chêne sur trois est menacée d’extinction.
Sur les 430 sortes évaluées, 217 (41 %) sont dans une situation préoccupante et 31 % sont menacées d’extinction. Les pays possédant le plus grand nombre d’espèces (Mexique, Chine, États-Unis et Vietnam) sont également ceux qui comptent le plus d’espèces en danger.
Des périls variés
Les plus grands risques auxquels doivent faire face les Chênes sont la déforestation, le changement climatique ainsi que les maladies et les parasites.
La déforestation représente actuellement le plus grand danger. 226 espèces sont menacées par l’extension des surfaces agricoles, 144 par l’exploitation du bois et 109 par l’urbanisation.
La concurrence d’espèces invasives et les maladies constituent des problèmes majeurs aux États-Unis.
Des programmes de protection existent déjà, mais les chercheurs estiment qu’il est urgent de déployer davantage d’efforts pour inverser le déclin annoncé.
Un impact pour de nombreux autres organismes vivants
Le Chêne sert de nourriture et d’abri à plus de 2.300 espèces de mousses, de champignons, de lichens, d’insectes, d’oiseaux et d’autres animaux, explique Paul Smith de Botanic Gardens Conservation International (BGCI) 19.

On trouve souvent sur les feuilles des Chênes de très nombreuses galles. Ces excroissances sont provoquées par la ponte de petits Hyménoptères, les Cynips, dont elles abritent les larves.
La perte d’une seule sorte de Chêne aurait de ce fait des conséquences catastrophiques pour des centaines d’autres êtres vivants, ajoute Paul Smith.
Espérons donc que le Chêne restera fidèle à sa réputation et demeurera encore longtemps le symbole de la solidité.
Sources :
1 : C. Michael Hogan ; Oak ; Encyclopedia of Earth ; décembre 2010 ↑
2 : Sa majesté le Chêne ; Office National des Forêts ; page consultée le 16 décembre 2020 ↑
3 : État des lieux des principales essences ; Inventaire Permanent des Ressources Forestières de Wallonie ; page consultée le 16 décembre 2020 ↑
4 : Jeannine Cavender-Bares ; Diversity, Distribution and Ecosystem Services of the North American Oaks ; Inventaire Permanent des Ressources Forestières de Wallonie ; International Oaks ; n° 27 ; p. 38 ; 2016 ↑
5 : Xiao-Guo Xiang et al. ; Large-scale phylogenetic analyses reveal fagalean diversification promoted by the interplay of diaspores and environments in the Paleogene ; Perspectives in Plant Ecology, Evolution and Systematics ; n° 16 ; pp. 101-110 ; 2014 ↑
6 : Antoine Kremer & Andrew L. Hipp ; Oaks: an evolutionary success story ; New Phytologist ; vol. 226 ; n° 4 ; pp. 987–1011 ; 2020 ↑
7 : Andrew L. Hipp et al. ; Genomic landscape of the global oak phylogeny ; New Phytologist ; vol. 226 ; n° 4 ; pp. 1198-1212 ; mai 2020 ↑
8 : Jeannine Cavender-Bares, Paul Manos & ; Andrew Hipp ; L’étonnant succès évolutif des chênes ; Pour la Science ; octobre 2020 ↑
9 : Thomas Denk et al. ; An Updated Infrageneric Classification of the Oaks: Review of Previous Taxonomic Schemes and Synthesis of Evolutionary Patterns ; in : Oaks Physiological Ecology. Exploring the Functional Diversity of Genus Quercus L. (pp. 13-38) ; décembre 2017 ↑
10 : Thomas Denk et al. ; An Updated Infrageneric Classification of the Oaks: Review of Previous Taxonomic Schemes and Synthesis of Evolutionary Patterns ; in : Oaks Physiological Ecology. Exploring the Functional Diversity of Genus Quercus L. (pp. 13-38) ; décembre 2017 ↑
11 : Antoine Kremer & Andrew L. Hipp ; Oaks: an evolutionary success story ; New Phytologist ; vol. 226 ; n° 4 ; pp. 987–1011 ; 2020 ↑
12 : Christie Wilcox ; How Neutral Theory Altered Ideas About Biodiversity ; Quanta magazine ; 8 décembre 2020 ↑
13 : Ken Oyama et al. ; Gene flow interruption in a recently human-modified landscape : The value of isolated trees for the maintenance of genetic diversity in a Mexican endemic red oak ; Forest Ecology and Management ; n° 390 ; pp. 27-35 ; avril 2017 ↑
14 : Charles H. Cannon ; The oak syngameon : more than the sum of its parts ; New Phytologist ; volume 226, n° 47 ; pp. 978-983 ; août 2019 ↑
15 : Charles H. Cannon ; The oak syngameon : more than the sum of its parts ; New Phytologist ; volume 226, n° 47 ; pp. 978-983 ; août 2019 ↑
16 : Charles H. Cannon ; The oak syngameon : more than the sum of its parts ; New Phytologist ; volume 226, n° 47 ; pp. 978-983 ; août 2019 ↑
17 : Veron J.E.N. et al. ; Corals of the World ; 2016 ↑
18 : Christina Carrero et al. ; The Red List of Oaks 2020 ; The Morton Arboretum ; 2020 ↑
19 : Luc De Roy ; Wereldwijd is een op de drie eikensoorten met uitsterven bedreigd ; VRTNWS ; 14 décembre 2020 ↑
Comme toujours passionnant
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Bonjour et merci pour ce site passionnant. Une seule remarque : pourquoi avoir mis une barbe (caractère masculin chez les êtres humains) au chêne « humanisé » ?
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