La pluie ruisselle sur les vitres. Le moment est donc opportun pour reprendre notre dernière devinette. Vous avez été nombreux à nous envoyer des propositions, et nous vous en remercions. Beaucoup ont trouvé le bon genre, et plusieurs personnes ont même pu déterminer la bonne section dans ce genre. Mais seulement trois d’entre vous ont identifié l’espèce correcte. Reconnaissons-le.: s’y retrouver dans ce groupe de plantes n’est pas une entreprise aisée. Sans plus attendre, tentons le coup.
Examinons la plante inconnue :

Quel genre ?

Vous avez plébiscité les Scilles, et vous avez eu raison. Au printemps, une plante monocotylédone (ses feuilles ont des nervures parallèles) aux fleurs bleues a toutes les chances d’être une Scille (au sens large).
Étymologie de scille
C’est un mot emprunté au latin scilla, dérivant lui-même du grec σκίλλα (skílla). On retrouve ce terme notamment chez Théophraste et Dioscoride, deux botanistes grecs.

Enquiry into Plants, I. VI. 7., traduit en anglais par Hort, Arthur (1916)
Disponible sur Internet Archive
Les Anciens désignaient par skílla non point nos Scilles, mais une autre espèce commune sur le pourtour de la Méditerranée, la scille maritime ou oignon marin (aujourd’hui Drimia maritima).1.
L’origine du mot σκίλλα est inconnue, mais vraisemblablement pré-grecque.2.
Attention, de nombreux sites francophones et néerlandophones rattachent scilla au verbe grec skullein qui signifiait «.nuire.» ou «.déchirer.», soi-disant à cause des bulbes qui sont très toxiques. Mais aucune référence linguistique n’étaie cette supposition, copiée d’une page à l’autre. Il s’agit probablement d’une confusion avec Scylla (en grec ancien Σκύλλα./ Skúlla), une nymphe de la mythologie qui fut changée en monstre marin. Skúlla proviendrait soit de skullein, soit de skulax, «.jeune chien.».3.

Prononciation
Les Romains prononçaient /skil.la/. En français, scille se dit /sil/ (comme dans cil) et non /sij/ (comme dans cille[r]). Les anglophones emploient scilla (/sɪlə/) ou parfois squill (/skwil/). Ils ont emprunté ce dernier terme à l’ancien français esquille, usité au 13e.siècle.4.
Une Scille, mais laquelle ?
Le genre Scilla
Ce genre fait partie des Asparagacées, une famille qui a subi assez bien de modifications ces dernières années. C’est une famille nombreuse, comprenant plus ou moins 117.genres et 3.220.espèces.5.
Les Asparagacées sont divisées en sept sous-familles, dont celle des Scilloideae qui contient 36.genres, dont les Muscaris, les Jacinthes, les Ornithogales et bien sûr les Scilles.
Le genre Scilla englobe actuellement 91.espèces. Selon la plate-forme Observations.be, six d’entre elles peuvent être aperçues en Belgique. Comment choisir.?
Attention au pollen.!
Plusieurs d’entre vous ont opté pour Scilla bifolia, la Scille à deux feuilles. Ce choix est logique, puisqu’elle est la seule Scille indigène dans nos régions. En Belgique, elle pousse naturellement dans l’Entre-Sambre-et Meuse (plus précisément dans les vallées du Viroin et de l’Eau Blanche). En France, elle habite surtout les bois frais de l’est et du centre du pays.
Vérifions cette proposition en comparant les deux plantes.

Le pollen jaune est, en général, l’attribut des espèces appartenant à la section Chionodoxa du genre Scilla.

C’est le cas de la base de données Plants of the World Online.7. Une récente étude (2022) a confirmé que les Chionodoxa sont étroitement apparentés à Scilla bifolia, tandis que d’autres espèces de Scilles sont plus éloignées génétiquement.8.
Chionodoxa vient du grec chion, neige, et doxa, gloire. Le terme fut employé en 1843 par le botaniste suisse Edmond Boissier dans son ouvrage Diagnoses Plantarum Orientalium Novarum.
Les dénominations vernaculaires, «.Gloire des Neiges.» en français, «.Glory-of-the-snow.» en anglais, «.Sneeuwroem.» en néerlandais, en sont des traductions littérales.

Edmond Boissier, Diagnoses Plantarum Orientalium Novarum, Series.1, Vol..1, No..1 – 7, p..61, 1843.
Disponible sur Internet Archive
Nous pouvons écarter la Scille de Sibérie, qui a également été mentionnée quelques fois dans les réponses, pour la même raison : son pollen est bleu vert.
La Scille de Sibérie
Cette espèce est, comme son nom ne l’indique pas, originaire du sud-ouest de la Russie, du Caucase et de la Turquie. Fréquemment cultivée dans les parcs et les jardins, elle s’en échappe et est aujourd’hui considérée comme naturalisée en Belgique.
Les fleurs de Scilla siberica sont généralement pendantes, comme vous pouvez le constater sur la photo précédente, tandis que celles de Scilla bifolia sont souvent dressées. La Scille de Sibérie peut posséder jusqu’à quatre feuilles, alors que notre Scille indigène en a rarement plus que deux. La longueur des tépales atteint 12 à 16.mm pour siberica, contre seulement 5 à 10.mm pour bifolia.
Notez que Tela Botanica place cette espèce dans un autre genre (Othocallis siberica), suivant en cela une classification proposée par le botaniste autrichien Speta en 1998. Mais Plants of the World Online (Kew) (POWO), Catalogue of Life (COL) et Global Biodiversity Information Facility (GBIF) la maintiennent dans le genre Scilla.
Quelques traits supplémentaires permettent de distinguer les Chionodoxa des autres Scilla (Scilla sensu stricto).
Passons-les en revue.6.
a) Les tépales des Chionodoxa sont fusionnés partiellement en un tube couvrant entre 20 et 50.% de la longueur totale.
Les tépales de la plante inconnue sont joints sur ¼ de leur longueur. Ceux de la Scille à deux feuilles sont quasi libres.
b) Les Chionodoxa ont le plus souvent des filaments blancs, aplatis en forme de ruban, au bout arrondi. Ils sont distincts mais contigus, et inclinés, formant un cône. Les étamines cachent le pistil.
Les Scilles au sens strict (Scilla sensu stricto), comme la Scille à deux feuilles ci-dessous, ont des filaments bleus, souvent lancéolés, et bien écartés les uns des autres à l’anthèse (lorsque la fleur est complètement ouverte). Leur sommet est plus ou moins pointu, et le pistil est visible.
Les Puschkinia forment un genre voisin des Scilla. Les filaments de leurs étamines sont aplatis, de la même façon que ceux des Chionodoxa, mais ils sont joints, tandis que les filaments des Chionodoxa sont indépendants.17.

Les filaments des étamines sont soudés.
© Monteregina (Nicole) (CC BY-NC-SA 2.0)
Une petite remarque en passant.: l’étude mentionnée plus haut indique que les Puschkinia sont génétiquement entremêlés aux Scilla. Des modifications de la classification sont par conséquent prévisibles.18.
c) Les anthères des Chionodoxa sont verticales.
Elles sont plus ou moins horizontales chez les Scilla s.s., à l’anthèse du moins.
Pouvons-nous aller plus loin.?
En Belgique et aux Pays-Bas, on répertorie actuellement trois espèces de Chionodoxa qui sont volontiers plantées dans les jardins et les parcs et qui se retrouvent de temps en temps en pleine nature, notamment à la suite de dépôts sauvages de déchets verts.
Il s’agit de Scilla sardensis, de Scilla forbesii et de Scilla luciliae.
Précisons que Scilla siehei est maintenant considérée par la plupart des taxonomistes comme un synonyme de Scilla forbesii, ce qui nous simplifiera la vie.11.
Une poignée parmi vous s’est arrêtée à la section Chionodoxa. C’est une décision prudente, car il n’est pas aisé de les différencier. En outre, les hybrides entre Chionodoxa ainsi qu’entre Chionodoxa et Scilla s.s. ne sont pas rares, ce qui rend les caractères distinctifs moins perceptibles.

Scilla sardensis.?
Chez Scilla sardensis, le périanthe (l’ensemble des tépales) est presque entièrement d’un bleu violet prononcé, avec un centre blanc (autour des filaments) très réduit. L’inflorescence peut compter jusqu’à 22.fleurs d’environ 2,5.cm de diamètre.9.
Beaucoup de photographies que l’on trouve sur internet et qui sont attribuées à Scilla sardensis ne remplissent pas ces critères. Cette remarque est également valable pour les images censées représenter Scilla forbesii et Scilla luciliae. Beaucoup de jardineries vendent encore des bulbes de Scilla forbesii sous le nom de Scilla luciliae (ou de Chionodoxa luciliae).21. À cela s’ajoute les difficultés provoquées par la présence des hybrides. Même les étiquettes des jardineries ne sont pas paroles d’évangile.10.
Nous fonderons par conséquent nos déterminations essentiellement sur les caractères fournis par les flores (New Flora of the British Isles, Heukels’ Flora van Nederland).
Un indice supplémentaire est donné par la taille du tube. Chez Scilla sardensis, il prend de 30 à 40.% de la longueur de la fleur, contre seulement 20 à 25.% chez Scilla forbesii et Scilla luciliae.13.
Souvenons-nous.: les tépales de la plante inconnue sont joints sur.¼ de leur longueur. Éliminons donc Scilla sardensis. Il ne nous reste plus que deux espèces.
Scilla forbesii ou Scilla luciliae ?
L’inflorescence de Scilla forbesii comporte d’habitude de quatre à douze fleurs (rarement deux) tandis que celle de Scilla luciliae est d’ordinaire limitée à une ou deux (exceptionnellement quatre).12.
La hampe florale de Scilla luciliae ne monte pas très haut.: 10 à 20.cm, contre 15 à 30 pour Scilla forbesii.14.
Ces attributs, le peu de fleurs et la petite taille, sont bien visibles sur le spécimen type de l’espèce, c’est-à-dire l’individu à partir duquel fut réalisée la première description scientifique de cette plante. Il fut collecté en juin 1842 par Edmond Boissier sur le Mont Tmole (aujourd’hui Boz Dağlar), dans l’ouest de la Turquie, près d’Izmir. Il est actuellement conservé dans l’herbier du Muséum de Paris.
Les différences entre ces deux espèces expliquent le succès plus grand de Scilla forbesii dans les jardineries.: sa floraison est nettement plus spectaculaire.
Reprenons notre devinette. La plante mystérieuse ne dispose que de deux fleurs. De plus, celles-ci ne s’élèvent pas aussi haut que chez Scilla forbesii.

Scilla luciliae possèderait une autre particularité, mais elle n’est pas facile à détecter.: ses filaments seraient couramment de longueur inégale, ce qui n’est pas le cas de Scilla forbesii.15.
Une Gloire des neiges peut en cacher d’autres
En français, les trois espèces de la section Chionodoxa dont nous avons parlé portent généralement le nom vernaculaire de «.Gloire des Neiges.».

Les anglophones distinguent luciliae et forbesii («.Glory of the Snow.») d’une part, de sardensis («.Lesser Glory of the Snow.», la plus petite Gloire de la neige) d’autre part.
Les néerlandophones ont été plus loin. Ils connaissent Grote sneeuwroem (la grande Gloire de la neige.: forbesii), Middelste sneeuwroem (la Gloire de la neige moyenne.: luciliae) et Kleine sneeuwroem (la petite Gloire de la neige : sardensis).
La Scille de Lucile
À la fin du printemps.1842, Pierre Edmond Boissier et sa jeune épouse Françoise Lucile Butini (elle était née en 1822) entamèrent une ascension ardue dans le massif du Mont Tmole. Cette chaîne, appelée aujourd’hui Boz Dağ, se situe à environ 90.km d’Izmir, dans l’ouest de la Turquie.
La région est encore de nos jours assez sauvage, escarpée et souvent dangereuse.19.
À une altitude d’environ.2100 m, ils découvrirent une fleur bleue qui se frayait un chemin à travers la neige fondante. Boissier la nomma, dans la diagnose qu’il en fit, «.Gloire de la neige.» (Chionodoxa) et il ajouta le terme spécifique luciliae en l’honneur de sa femme. Lucile le suivit dans toutes ses expéditions, que ce soit à cheval ou à dos de dromadaire. Et c’est au cours de l’un de leurs voyages que Lucile décédera, à Grenade en 1849. Il semble que Lucile possédait des yeux bleu ciel…..20.
Les gagnants

Rendons à l’A.E.F. …
La station de Scilla luciliae que nous vous avons présentée se trouvait dans le bas d’un talus boisé soutenant une voie ferrée, au sud de l’agglomération bruxelloise. Elle y a probablement été introduite lors d’un dépôt de déchets de jardin.
Cette station fut découverte lors d’une prospection effectuée par des membres de l’A.E.F. en mars.2020.16. L’A.E.F. (Association pour l’Étude de la Floristique) regroupe des botanistes qui récoltent des données phytologiques, principalement en Wallonie et dans la Région de Bruxelles-Capitale.


HarperCollins, juin 2010.
« It is a sad fact that to many people the loss of a plant species is of less moment than the loss of a football match. I hate the thought that the only record of a beautiful plant might yet be the grave of the herbarium sheet..»
Sources :
1 : Henry George Liddell & Robert Scott.; σκίλλα.; A Greek-English Lexicon revised and augmented throughout by Sir Henry Stuart Jones with the assistance of Roderick McKenzie.; Clarendon Press.; 1940.↑
2 : Wiktionary.; σκίλλα.; page consultée le 14 mars 2023.↑
3 : Dictionnaire de l’Académie française.; Scylla.; 9e.édition.; page consultée le 14 mars 2023.↑
4 : CNRTL.; Scille.; page consultée le 16 mars 2023.↑
5 : Christenhusz et al..; Plants of the World.; p..174 ;.Royal Botanic Gardens, Kew.↑
6 : Trávníček, Bohumil et al..; Squills (Scilla s.lat., Hyacinthaceae) in the flora of the Czech Republic, with taxonomical notes on Central-European squill populations.; Acta Musei Moraviae, Scientiae biologicae (Brno).; n°.94.; p..167.↑
7 : Plants of the World Online.; Chionodoxa.; Page consultée le 20 mars 2023.↑
8 : Özüdoğru, Barış et al..; Phylogeny, biogeography, and character evolution in the genus Scilla s.l. and its close relatives Chionodoxa, Gemicia, Puschkinia, and Prospero (Asparagaceae).; Plant Systematics and Evolution.; n°.308.; 2022.↑
9 : Pacific Bulb Society.; Chionodoxa.; 4 mars 2022.↑
10 : Dashwood Melanie & Mathew Brian.; Hyacinthaceae – little blue bulbs.; p..5 ; Royal Horticultural Society.; 2005.↑
11 : Plants of the World Online.; Scilla siehei.; Page consultée le 21 mars 2023.↑
12 : Stace Clive.; New Flora of the British Isles.; 2011.; Cambridge University Press.; p..918.↑
13 : Leni Duistermaat.; Heukels’ Flora van Nederland.; 2020.; Noordhoff Uitgevers.; pp..135-136.↑
14 : Pacific Bulb Society.; Chionodoxa.; 4 mars 2022.↑
15 : Pacific Bulb Society.; Chionodoxa.; 4 mars 2022.↑
16 : Claude Carême.; Excursion n°..9.: De la Place des Arcades à la rue du Brillant à Watermael-Boitsfort.; Adoxa n° 105 ; p..22.; février 2021.↑
17 : Pacific Bulb Society.; Chionodoxa.; 4 mars 2022.↑
18 : Özüdoğru, Barış et al..; Phylogeny, biogeography, and character evolution in the genus Scilla s.l. and its close relatives Chionodoxa, Gemicia, Puschkinia, and Prospero (Asparagaceae).; Plant Systematics and Evolution.; n°.308.; 2022.↑
19 : Rana Pipiens.; Cool Blue.; Flickr.; page consultée le 24 mars 2023.↑
20 : Rana Pipiens.; Blue-eyed.; Flickr.; page consultée le 24 mars 2023.↑
21 : Wisconsin Horticulture.; Glory-of-the-Snow, Chionodoxa forbesii.; page consultée le 29 mars 2023.↑
Mamma mia !!! Et moi qui pensais que rien ne ressemblait plus à une scille qu’une scille. Merci pour cet article si précis. Mélanie ________________________________
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