La raison pour laquelle certaines espèces de plantes sont communes et d’autres rares intrigue les naturalistes au moins depuis Darwin. Les espèces rares étant nettement plus susceptibles de disparaître, comment se fait-il qu’elles se maintiennent ? Et d’abord, combien d’espèces rares y-a-t-il sur notre Terre ?
Une nouvelle étude vient d’être publiée : elle a tenté de répondre à ces deux questions.
En effet. Notre ami Jean-Paul, botaniste amateur et lecteur assidu de la Gazette, nous a suggéré un sujet de billet intéressant après avoir lu un article du magazine allemand Der Spiegel, intitulé « Klimawandel bedroht seltene Pflanzen » (Le changement climatique menace les plantes rares) 1.
Voici donc ce billet consacré à … l’abondance des plantes rares, et aux menaces qui pèsent sur elles.
Prologue : comment déterminer la rareté d’une espèce ?
La rareté d’une espèce doit être évaluée à l’échelle de la Terre.
Cela semble une évidence. Mais il faut savoir que des chiffres globaux, au niveau de la planète ou au moins d’un continent, sont généralement inexistants ou difficiles à obtenir.
Lorsqu’ils veulent estimer la rareté d’une espèce, les scientifiques se basent donc le plus souvent sur les chiffres dont ils disposent : des échantillons, des données locales relatives à des zones assez petites. Ils combinent ensuite l’abondance locale moyenne avec le nombre de sites occupés dans l’aire géographique de cette espèce.
Malheureusement, les résultats obtenus par cette méthode sont sujets à caution. Statistiquement parlant, extrapoler des mesures prises sur des échantillons d’une taille trop petite mène à des estimations globales peu fiables 2.

Beaucoup d’espèces sont rares globalement,
mais peuvent être communes localement.
Ici l’Épipactis des marais (Epipactis palustris)
La solution afin d’éviter ces problèmes est bien sûr de prendre des échantillons les plus grands possibles.
Première étape : La base de données BIEN
Une équipe composée de 35 chercheurs de plusieurs pays a compilé pendant 10 ans une gigantesque base de données reprenant au final près de 35 millions d’observations standardisées de végétaux.
C’est un projet du National Center for Ecological Analysis and Synthesis (NCEAS), une filiale de l’Université de Californie à Santa Barbara.
Vous pouvez aisément vous imaginer que ce fut une aventure semée d’embûches. Il fallut d’abord rassembler 200 millions d’enregistrements géolocalisés provenant d’herbiers et de relevés sur le terrain, et ensuite les vérifier pour éventuellement en corriger ou en supprimer suite à des noms d’espèces non valides ou ambigus, des observations de plantes cultivées ou encore des données reprises plusieurs fois.
En fin de compte cette base de données, nommée BIEN (integrated Botanical Information and Ecology Network), répertorie 434.934 espèces différentes d’Embryophytes. Rappelons que les Embryophytes, c’est-à-dire les plantes terrestres, comprennent les mousses, les lycopodes, les prêles, les fougères, les conifères et les plantes à fleurs 3.
D’autres initiatives semblables ont vu le jour ces dernières années. Citons notamment GBIF (Global Biodiversity Information Facility), qui est une émanation de l’OCDE, ou encore MOL (Map of Life) ; ces deux projets sont accessibles à tous en consultation.
Résultat : les plantes rares ne le sont pas, … rares !
La plupart des espèces n’ont été observées qu’un très petit nombre de fois. Quelques-unes seulement sont communes.
Connaître le nombre d’espèces végétales est intéressant, mais les chercheurs voulaient aller plus loin et tâcher de comprendre la répartition de ces espèces. En analysant les données compilées et contrôlées, ils se sont alors aperçus avec surprise qu’une bonne partie des espèces de plantes terrestres sont très rares : 158 535 espèces, soit 36.5 %, n’ont été observées que cinq fois ou moins. Et 28,3 % (123 149 espèces) n’ont fait l’objet que de trois observations ou moins 4.
Brian Enquist, professeur d’écologie et de biologie de l’évolution à l’Université de l’Arizona et l’un des responsables de cette étude, a déclaré que les scientifiques s’attendaient bien à ce que de nombreuses espèces soient rares, mais a ajouté que leur nombre est vraiment stupéfiant 5.
Les points chauds des plantes rares
En se basant toujours sur les données contenues dans BIEN, les chercheurs ont ensuite tenté d’identifier les régions qui abritent les « points chauds » d’espèces végétales rares, en d’autres mots les régions qui possèdent la plus grande densité de ces espèces.

Carte simplifiée, basée sur :
Brian J. Enquist et al. ; The commonness of rarity: Global and future distribution of rarity across land plants ; Science Advances ; Vol. 5 ; n° 11 ; p. 6 ; 27 novembre 2019
Comme vous pouvez le voir sur la carte schématique ci-dessus, les principaux points chauds se trouvent :
en Amérique : (1) dans une bande étroite sur le flanc des Andes du Nord (Pérou, Équateur, Colombie), (2) sur le Plateau des Guyanes, (3) en Amérique centrale (Panama, Costa Rica, Guatemala et Sierra Madre du Sud) ;
en Afrique : (4) à la pointe de l’Afrique du Sud (le Fynbos), (5) dans les montagnes du Cameroun, (6) sur les hauts plateaux de la Somalie et de l’Éthiopie, (7) à Madagascar (partie orientale de l’île) ;
en Asie du sud-est : (8) en Nouvelle-Guinée, (9) au nord de Bornéo, (10) en Malaisie, (11) au Yunnan ;
et en Europe, sur le pourtour de la Méditerranée : (12) en Grèce, et (13) dans les Pyrénées.
Vous pouvez consulter la carte originale de ces points chauds, plus détaillée,
dans ce document (PDF), page 7.
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La Belgique a beau être un petit pays, elle n’en est pas moins pourvue elle aussi d’un point chaud (14) qui couvre l’est du pays (notamment le plateau des Hautes Fagnes) et se prolonge en Allemagne par le massif de l’Eiffel.
En examinant la carte, on constate que l’Amazonie n’est pas particulièrement bien dotée en espèces rares. Cela confirme des affirmations antérieures selon lesquelles la flore amazonienne se compose en grande partie d’espèces relativement abondantes 6.
Les facteurs expliquant les points chauds
Les chercheurs se sont ensuite attachés à comprendre pourquoi certaines contrées sont nettement plus riches en espèces rares que les autres. Ils ont analysé les relations
entre la rareté et plusieurs variables environnementales, notamment le climat actuel, la stabilité du climat depuis la dernière glaciation et la topographie.
Les régions qui contiennent un plus grand nombre d’espèces rares ont connu un climat stable depuis la fin du dernier épisode glaciaire, il y a environ 11.700 ans.
Autrement dit, des changements climatiques rapides influencent défavorablement la présence d’espèces rares. Lorsque le climat se modifie trop vite, celles-ci ne peuvent s’adapter et disparaissent.
Le meilleur indicateur pour prévoir l’abondance de ces espèces dans un territoire donné semble être la stabilité des températures locales au cours des derniers millénaires 7.
La topographie semble par ailleurs jouer un rôle important dans la densité d’espèces rares.
La plupart des points chauds correspondent à des régions montagneuses situées sous les Tropiques.
Ce n’est pas une surprise. Les scientifiques avaient déjà observé que les zones montagneuses, en raison de leurs habitats étriqués et de nombreux obstacles à la propagation des plantes, contiennent une plus grande quantité d’espèces ayant des aires de répartition très petites 9.
Par surcroît les chaînes montagneuses tropicales ont bénéficié, du moins jusqu’à maintenant, d’un climat plus stable que celles situées dans les zones tempérées. Cela a favorisé la survie d’organismes moins tolérants à de grandes variations de température. Et cela a augmenté par conséquent la rotation des espèces lorsque l’on s’élève en altitude 10.
Le futur des espèces rares
Ces espèces ont donc bénéficié d’un climat relativement stable dans le passé. Mais cela ne signifie pas pour autant que leur avenir soit de la couleur d’une rose.
Selon les projections des chercheurs, les points chauds devraient connaître dans le futur des modifications notables de leurs climats ainsi que des perturbations anthropiques considérables.
Ces perturbations seront dues notamment aux défrichages de terres et à une urbanisation galopante 8.
Sources :
1 : Klimawandel bedroht seltene Pflanzen ; Spiegel online ; 28 novembre 2019 ↑
2 : Brian J. Enquist et al. ; The commonness of rarity: Global and future distribution of rarity across land plants ; Science Advances ; Vol. 5 ; no. 11 ; p. 1 ; 27 novembre 2019 ↑
3 : Brian J. Enquist et al. ; The commonness of rarity: Global and future distribution of rarity across land plants ; Science Advances ; Vol. 5 ; no. 11 ; p. 2 ; 27 novembre 2019 ↑
4 : Brian J. Enquist et al. ; The commonness of rarity: Global and future distribution of rarity across land plants ; Science Advances ; Vol. 5 ; no. 11 ; p. 3 ; 27 novembre 2019 ↑
5 : University of Arizona ; Nearly 40% of species are very rare and are vulnerable to climate change ; Phys.org ; 27 novembre 2019 ↑
6 : Nigel C. A. Pitman et al. ; Dominance and Distribution of Tree Species in Upper Amazonian Terra Firme Forests ; Ecology ; Vol.82 ; N° 8 ; 2001 ; pp. 2101–2117 ↑
7 : Brian J. Enquist et al. ; The commonness of rarity: Global and future distribution of rarity across land plants ; Science Advances ; Vol. 5 ; no. 11 ; p. 6 ; 27 novembre 2019 ↑
8 : University of Arizona ; Nearly 40 % of plant species are very rare and are vulnerable to climate change ; ScienceDaily ; 27 novembre 2019 ↑
9 : Carsten Rahbek et al. ; Building mountain biodiversity: Geological and evolutionary processes ; Science ; Vol. 365 ; N° 6458 ; pp. 1114-1119 ; 13 septembre 2019 ↑
10 : Ghalambor CK et al. ; Are mountain passes higher in the tropics? Janzen’s hypothesis revisited ; Integrative and Comparative Biology ; Vol. 46 ; N° 1, février 2006 ; pp. 5–17 ↑
Intéressant! Merci pour ce travail de recherche et de synthèse!
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