Le Trèfle blanc est une espèce très commune dans les pelouses, les prairies et au bord des routes. Très commune et généralement indésirée ! Son succès est dû en partie au moyen de défense qu’il a développé contre les herbivores : il libère du cyanure lorsque les tissus de ses feuilles sont endommagés.
Selon une étude récente, il aurait hérité son super-pouvoir de ses deux parents.
La cyanogenèse
Le Trèfle blanc (Trifolium repens) est une espèce indigène d’Eurasie (famille des Fabacées) ; il s’est largement naturalisé dans les régions tempérées du monde entier.
Il est aisément reconnaissable avec ses fleurs blanches, parfois rosées, puis brunâtres après la floraison.
Le Trèfle blanc libère du cyanure lorsque ses tissus foliaires sont endommagés.
Cette réponse chimique, appelée cyanogenèse, lui permet de se défendre contre les attaques des herbivores, escargots, insectes ou divers rongeurs et, à la campagne, les vaches, les moutons et les chèvres.
Le Trèfle blanc n’est pas un cas exceptionnel. La cyanogenèse a en effet été découverte chez environ 2 600 espèces végétales, surtout des Angiospermes dicotylédones. Mais quelques exemples ont aussi été répertoriés chez des fougères et des Gymnospermes 1.
Les plantes ne sont pas les seules à utiliser la cyanogenèse : des bactéries et des arthropodes le font également.
Que la cyanogenèse soit un bon moyen de défense contre les herbivores a été bien étayé scientifiquement : on a pu confirmer que les prédateurs préfèrent consommer des individus acyanogènes (ne libérant pas de cyanure) 8.

Eh oui, cela se comprend aisément. Le cyanure d’hydrogène (formule HCN) est un poison extrêmement toxique, inhibant la respiration cellulaire. D’ailleurs, la plante ne le stocke pas tel quel, cela serait trop dangereux. Elle produit des composés précurseurs, des glycosides cyanogènes.
Le Trèfle blanc fabrique deux sortes de glycosides qui sont emmagasinés dans la vacuole, cette structure qui occupe une bonne partie de la cellule végétale (n° 3 sur le schéma suivant).

Lorsqu’il attaque une feuille, le prédateur casse des cellules et libère une enzyme qui se trouve normalement dans la paroi (n° 4). Cette enzyme entre alors en contact avec les glycosides, les décomposant et dégageant ainsi le cyanure d’hydrogène.
La cyanogenèse du Trèfle blanc est rendue possible par la présence de deux gènes. Le premier, le gène Ac, détermine la capacité de la plante à produire des glycosides cyanogènes.
Le second, le gène Li, détermine la présence de l’enzyme, la linamarase, qui est nécessaire pour l’hydrolyse des glucosides et la libération du cyanure.
Une espèce hybride
Des recherches phylogénétiques ont montré que le Trèfle blanc est le résultat d’une hybridation qui aurait eu lieu il y a 20 000 ans. Les parents seraient proches d’une part du Trèfle pâlissant (Trifolium pallescens) et d’autre part du Trèfle de l’ouest (Trifolium occidentale) 4.
Ces deux sortes de trèfles ont des niches écologiques différentes et très restreintes : le Trèfle pâlissant est une espèce montagnarde, tandis que le Trèfle de l’ouest vit presque exclusivement sur les falaises du littoral atlantique de l’Europe.

C’est une bonne question. Précisons d’abord ceci : les analyses génétiques montrent que Trifolium pallescens et Trifolium occidentale seraient les plus proches parents existants et connus des parents ancestraux du Trèfle blanc. Autrement dit, les véritables parents au moment de l’hybridation étaient probablement légèrement différents des espèces que nous connaissons aujourd’hui.
Deuxièmement, il y a environ 20 000 ans, nous nous trouvions plus ou moins au coeur de la dernière période glaciaire que la planète ait connue.

L’étendue de la glaciation (inlandis), les mers et les lacs ont été dessinés à la main.
© San Jose – CC BY-SA 3.0
À cette époque, des espèces alpines telles que Trifolium pallescens (ou son parent) ont été contraintes de se réfugier dans des zones refuges situées à basse altitude. Ces zones comprenaient les régions côtières de l’ouest du Portugal et de l’Espagne, des lieux où Trifolium occidentale est actuellement présent. L’hybridation pourrait donc avoir eu lieu dans ces endroits 5.
Une spéciation allopolyploïde

La ploïdie est le nombre de jeux complets de chromosomes contenus dans les cellules d’un organisme. Chez l’être humain par exemple, les cellules (sauf les cellules sexuelles) sont diploïdes : elles possèdent deux séries de chromosomes, chacune étant dérivée d’un parent.
La polyploïdie est le fait de posséder plus de 2 lots complets de chromosomes, donc 3 ou plus. Très rare chez les animaux, elle est beaucoup plus répandue parmi les plantes.

Revenons à notre trèfle :
la nouvelle espèce formée, notre Trèfle blanc, a combiné les génomes complets de ses deux parents.
Le Trèfle de l’ouest et le Trèfle pâlissant sont diploïdes ; ils possèdent chacun deux jeux de chromosomes. Le Trèfle blanc est tétraploïde, avec quatre sets de chromosomes. Quand cela arrive, on parle de spéciation allopolyploïde 2.
Spéciation signifie « formation d’une nouvelle espèce » et allo vient du grec ancien allos,
« autre ».

© Jymm – Domaine public
Une nouvelle espèce qui se forme de cette manière, en gardant tout le matériel génétique des deux parents, a théoriquement la faculté de s’adapter rapidement à de nouvelles conditions ou de nouveaux milieux.
Cela semble bien être le cas ici :
en cumulant les gènes de ses deux parents, le Trèfle blanc a acquis la capacité de pratiquer la cyanogenèse.
En effet, le gène Ac (qui contrôle la production des glucosides cyanogéniques) provient du Trèfle de l’ouest (ou de son ancêtre). Le gène Li (contrôlant la production de l’enzyme) émane du génome du Trèfle pâlissant 3.

Remarquons en passant que les trois espèces, Trifolium pallescens, Trifolium occidentale et Trifolium repens se ressemblent très fort du point de vue morphologique.
Polymorphisme de la cyanogenèse chez le Trèfle blanc

Des scientifiques ont constaté, il y a déjà plus d’un siècle, que tous les Trèfles blancs ne libèrent pas nécessairement du cyanure lorsqu’ils sont attaqués.
C’est cela que l’on entend par polymorphisme.
Plusieurs enquêtes ont montré que les populations des milieux plus froids, à des altitudes plus élevées ou à des latitudes plus septentrionales, perdent complètement ou partiellement leur capacité à produire le cyanure d’hydrogène 6.
Un constat identique a été fait, paradoxalement, à propos des individus poussant dans un environnement urbain, bien que les villes soient normalement plus chaudes que les régions environnantes. Mais ceci ne contredit pas l’observation précédente. En effet, cette température plus élevée occasionne moins de neige en hiver que dans les zones rurales. Et qui dit moins de neige, dit aussi une moins bonne isolation du froid 7.
Les raisons de l’absence de cyanogenèse
Comme tout autre moyen de défense, la cyanogenèse a un coût pour la plante. Les ressources qu’elle implique ne peuvent pas être consacrées à d’autres protections ou au développement de l’individu.
Des recherches ont trouvé que les plantes cyanogènes sont significativement plus endommagées par le gel que les autres. Elles sont également plus sensibles à certaines rouilles (des champignons parasites) ainsi qu’à la sécheresse. De plus, leur taux de floraison (le pourcentage de boutons qui évoluent en fleurs) serait moindre 9.
Trifolium repens réduirait donc la cyanogenèse lorsqu’il y a une forte probabilité de gel. Une réponse d’autant plus logique que l’activité des herbivores décroît dans les climats froids.
Au niveau des gènes
Comment ce polymorphisme se manifeste-t-il au niveau des gènes ?
Un gène est une section d’ADN située à un endroit précis dans un chromosome.

Nous voyons sur le schéma suivant que les deux brins de l’ADN sont reliés par des « ponts », composés de deux éléments chimiques (des bases nucléiques). Il y a 4 types de bases : Adénine, Thymine, Cytosine, Guanine ; ce sont les 4 lettres de l’alphabet génétique.
C’est la séquence de ces bases dans le gène qui va déterminer la fonction du gène au sein de l’organisme. Par exemple, contrôler la couleur de nos yeux.

Nous avons vu que chaque cellule humaine contient deux jeux complets de chromosomes. Le même gène (la même région) peut être légèrement différent d’un jeu à l’autre. Ce gène pourra donc exister sous plusieurs versions, versions appelées allèles.
Dans le cas du gène contrôlant la couleur des yeux, un allèle produira des yeux bruns, un autre des yeux bleus etc…

Que se passe-t-il dans le cas du Trèfle blanc et de la cyanogenèse? Nous avons vu ci-dessus que deux types de gènes sont impliqués dans le processus, le gène Ac et le gène Li. Chacun d’eux existent sous deux versions, deux allèles.
Commençons par le gène Ac, contrôlant la production des précurseurs du cyanure (les glycosides). Avec l’allèle Ac (avec majuscule), ces précurseurs seront effectivement produits (cet allèle est dit dominant). Avec l’autre allèle, noté ac (sans majuscule) ils seront absents (l’allèle est récessif).
De même, l’allèle Li assurera la présence de l’enzyme hydrolysant les glucosides ; ce ne sera pas le cas avec l’allèle li.
Par conséquent, il faut la présence des deux allèles dominants pour que l’effet toxique soit possible. Dans les autres cas, la plante ne pourra pas libérer de cyanure.

Le Trèfle blanc, un poison pour l’être humain ?
Selon Couplan, les feuilles des trèfles, Trifolium repens compris, sont très bonnes crues 10.
Mais leur consommation est-elle sans risque ? En se basant sur ce que nous venons d’apprendre, on peut dire que le Trèfle blanc est généralement non toxique dans les climats plus froids, mais qu’il vaut mieux l’éviter dans les climats plus chauds.

Sources :
1 : Monica A. Hughes ; Biosynthesis and Degradation of Cyanogenic Glycosides ; in Comprehensive Natural Products Chemistry ; Pergamon ; 1999 ; chapitre 1.31 ↑
2 : Washington University in St. Louis ; White clover’s toxic tricks traced to its hybridization ; ScienceDaily ; 19 août 2021 ↑
3 : Kenneth M. Olsen et al. ; Dual-species origin of an adaptive chemical defense polymorphism ; New Phytologist ; 23/08/2021 ↑
4 : Williams, W.M., Ellison, N.W., Ansari, H.A. et al. ; Experimental evidence for the ancestry of allotetraploid Trifolium repens and creation of synthetic forms with value for plant breeding ; BMC Plant Biology ; volume 12 ; n° 55 ; 2012 ↑
5 : Williams, W.M., Ellison, N.W., Ansari, H.A. et al. ; Experimental evidence for the ancestry of allotetraploid Trifolium repens and creation of synthetic forms with value for plant breeding ; BMC Plant Biology ; volume 12 ; n° 55 ; 2012 ↑
6 : Katherine J. Hayden & Ingrid M. Parker ; Plasticity in cyanogenesis of Trifolium repens L. : inducibility, fitness costs and variable expression ; Evolutionary Ecology Research ; 2002 ; n° 4 ; p. 156 ↑
7 : Karen Weintraub ; White Clover Can Be an Annoying Weed. It May Also Hold Secrets to Urban Evolution ; The New York Times ; 20 juillet 2018 ↑
8 : Katherine J. Hayden & Ingrid M. Parker ; Plasticity in cyanogenesis of Trifolium repens L. : inducibility, fitness costs and variable expression ; Evolutionary Ecology Research ; 2002 ; n° 4 ; p. 157 ↑
9 : Katherine J. Hayden & Ingrid M. Parker ; Plasticity in cyanogenesis of Trifolium repens L. : inducibility, fitness costs and variable expression ; Evolutionary Ecology Research ; 2002 ; n° 4 ; p. 157 ↑
10 : François Couplan ; Le régal végétal ; Sang de la Terre ; 2015 ; p. 223 ↑
Coucou, très bel exposé très détaillé. Quel beau travail!!! Félicitation ;o)
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