Nous vous avions demandé, il y a quelques semaines, de reconnaître une plante étrange et d’aspect modeste. Tellement modeste que nous n’avons reçu que quatre bonnes réponses.! Avouons que ce genre est complexe et que cette espèce est discrète et assez rare. Mais ne reculons pas devant la difficulté. Accroupissons-nous, sortons notre loupe et examinons-la attentivement.
Quel genre ?
Regardons la photo suivante. La plupart des réponses mentionnent le genre Carex (les Laîches en français).

Notre inconnue a en effet une bouille de Carex, avec un épi terminal regroupant de nombreuses fleurs. Comparez par exemple avec un Carex nettement plus commun, la Laîche des bois (Carex sylvatica). Il existe assurément un air de famille.
En outre, la plupart des Carex de nos régions possèdent une tige trigone et non cylindrique. C’est bien le cas de notre plante mystérieuse, comme le montre la photo suivante.


Bon, cela nous donne l’occasion de faire…
Un peu d’étymologie
Laîche s’écrivait lesche en ancien français (vers 1250). Avec la même acception, on trouve lisca en latin tardif (fin du 8e.siècle) ainsi que lehscha dans l’ancien haut allemand (11e.siècle). Les spécialistes pensent que ces mots pourraient provenir de la langue d’un peuple prégermanique et prélatin.1.

Carex est à l’origine un mot latin, de même sens. La genèse de ce vocable est inconnue, mais par contre les tentatives pour l’expliquer ne manquent pas.
Il pourrait remonter au grec kairo, «.couper.», une allusion aux feuilles qui sont souvent tranchantes.4. Dans le même ordre d’idées, on peut relever que ces plantes sont nommées sedges en anglais. Or, sedge dériverait d’une racine proto-indoeuropéenne *sek- voulant dire «.couper. Cette racine a produit entre autres section et sécateur en français.».8.
D’autres pensent que carex viendrait plutôt du latin carrere, signifiant «.carder, peigner.».2.
Certains savants ont également relevé une ressemblance avec le gallois cors, «.roseau.» ou «.tourbière.», ainsi qu’avec l’irlandais corrach, «.marais.», ces espèces poussant fréquemment dans les milieux humides.3.
Un Carex certes, mais lequel ?
C’est l’un des plus grands genres de plantes à fleurs, englobant environ 2.000.espèces dans le monde.5.
En Belgique, on peut en observer 70.sortes, en ne tenant pas compte des sous-espèces.6.
Et la France métropolitaine en possèderait 265.7.

Vous n’en voyez qu’un seul, au sommet de la hampe florale.? Prenez votre loupe, et regardez à nouveau.
En voici un autre, presque invisible, situé à plusieurs centimètres sous le premier. Vous conviendrez que ces deux épis sont très dissemblables.
Nous avons affaire à un Carex hétérostachyé (du grec ancien heteros, «.autre.», et stákhus, «.épi.»). Un Carex dont les fleurs mâles et femelles sont séparées dans deux types d’épis. Cette constatation nous permet d’écarter Carex praecox, proposé par quelques lecteurs, dont les épis semblables comprennent à la fois des fleurs femelles et des fleurs mâles (c’est un Carex homostachyé).
L’épi solitaire, trônant au sommet de la tige, est composé des fleurs mâles. Les anthères, de teinte jaune pâle, présentent le pollen au vent qui se chargera de sa dispersion.
L’épi inférieur, nettement moins gros que le supérieur, est constitué de fleurs femelles, dont les stigmates saillent fortement.
Comme la photo suivante le montre, l’épi femelle est presque entièrement enveloppé par une bractée. Seuls les stigmates débordent de cette dernière.
La bractée est bordée par une membrane blanchâtre, indiquée par une flèche sur l’image ci-dessous. Nous apercevons également, de chaque côté de la tige, des feuilles canaliculées (creusées en forme de canal).
En examinant attentivement les tiges florifères, nous constatons que l’épi femelle n’est pas unique. Sur la photo suivante, nous en distinguons deux, que nous avons entourés par une ellipse blanche. Leur nombre varie le plus souvent entre deux et quatre.
Une autre caractéristique importante de notre Carex est sa taille. Les illustrations précédentes présagent qu’il ne doit pas être bien grand, et cette supposition est confirmée par le cliché suivant.
Il mesure généralement entre 3 et 10.cm, atteignant rarement 15.cm.
Nous nous rendons compte également que cette plante ne semble pas pousser dans un milieu humide, contrairement à beaucoup d’autres Carex. Au contraire, le terrain a l’air ici bien sec et ouvert.

Vous n’avez pas trouvé son nom.? Qu’à cela ne tienne.! Après un peu, beaucoup, énormément de persuasion, nous l’avons convaincue de se présenter elle-même.:


Bravo aux gagnants et gagnantes, et merci à toutes les personnes qui ont participé.
Distribution
On rencontre Carex humilis principalement en Europe occidentale et centrale, mais il est également présent en Asie centrale et au Japon. Cette espèce est assez rare et en nette régression.
En Belgique, nous pouvons seulement le voir dans quatre zones situées au sud du pays.: dans la vallée du Viroin à l’ouest, la vallée de la Meuse près d’Yvoir, la région de Han-sur-Lesse et, à l’est, le long de l’Ourthe à Bomal.
En France, cette laîche est essentiellement distribuée sur les reliefs de l’Est et du Midi. Elle est absente du littoral atlantique.
Écologie
Le tableau ci-dessous nous montre que la Laîche humble préfère les endroits éclairés et, ce qui est assez inhabituel pour ce genre, secs. Il lui faut des sols basiques et pauvres.
Les éboulis et les pelouses sèches sur sols calcaires sont l’habitat typique de cette espèce.
L’abandon du pâturage sur les pelouses calcaires, qui a entraîné leur colonisation progressive par des espèces arbustives puis arborescentes, semble la cause principale de la diminution de ses populations.

Classification
Les Carex font partie de la grande famille des Cypéracées, celle-ci appartenant à l’ordre des Poales. Les Cypéracées sont donc voisines des Poacées, aussi appelées Graminées, et des Joncacées, qui comprennent les Joncs et les Luzules.

** : Selon POWO : https://powo.science.kew.org/taxon/urn:lsid:ipni.org:names:330029-2#children
Outre les Laîches (Carex), d’autres représentants de cette famille vivent également dans nos régions. Citons entre autres les Scirpes (plusieurs genres), les Eleocharis, les Souchets (Cyperus), les Linaigrettes (Eriophorum) ainsi que les Rhynchospores (Rhynchospora).
Remarquons au passage que le nom de la famille dérive de Cyperus, le genre des Souchets. Cyperus est probablement un mot antérieur au grec ancien.9.
Avec près de 2.000.espèces sur un total d’environ 5.500, le genre Carex constitue incontestablement la partie essentielle des Cypéracées.10.
Revenons à notre Laîche humble. Son nom scientifique, Carex humilis, lui a été attribué par un botaniste allemand, Friedrich Wilhelm von.Leysser (1731 – 1815).
Leysser commença par la carrière juridique, mais il décida assez rapidement de suivre une formation supplémentaire en botanique. Il entretint une correspondance régulière avec Linné et fut l’un des premiers à utiliser la nomenclature du naturaliste suédois.11. Son ouvrage principal, intitulé Flora Halensis, fut publié en 1761 et est consacré à la flore de la région de Halle, une ville qui se trouve aujourd’hui dans la partie orientale de l’Allemagne. C’est à la page.175 que l’on découvre la description du Carex humilis (voir ci-dessous).
Effets thérapeutiques
Une étude récente (2017) a examiné l’activité antituberculeuse de l’α-viniférine, un composé obtenu à partir du Carex humilis. La tuberculose demeure une cause majeure de mortalité dans le monde, entraînant 1,4.million de décès chaque année.12. Et de plus en plus de cas résistent aux traitements antibiotiques classiques.
Selon cette recherche, l’α-viniférine semble efficace contre les souches bactériennes résistantes aux médicaments actuels. Cette substance aurait également des activités anticancéreuses et anti-arthritiques.

Sources :
1 : Laîche ; Trésor de la Langue Française informatisé; page consultée le 11 avril 2022 ↑
2 : Carex ; Merriam-webster ; page consultée le 11 avril 2022 ↑
3 : Carex ; Wiktionary ; page consultée le 11 avril 2022 ↑
4 : Carex eburnea – Bristleleaf Sedge ; Friends of the Arboretum (FOA) ; University of Wisconsin, Madison Arboretum ; page consultée le 11 avril 2022 ↑
5 : Carex ; Plants of the World Online ; page consultée le 13 avril 2022 ↑
6 : Carex ; Observations.be ; page consultée le 13 avril 2022 ↑
7 : Carex ; Base de données des Trachéophytes de France métropolitaine et régions avoisinantes ; page consultée le 13 avril 2022 ↑
8 : Sedge ; Online Etymology Dictionary ↑
10 : Christenhusz et al. ; Plants of the World ; p. 202 ; Royal Botanic Gardens Kew ; 2018 ↑
11 : Cette correspondance est disponible sur le site The Linnean Collections ↑
12 : Hoonhee Seo et al. ; In vitro activity of alpha-viniferin isolated from the roots of Carex humilis against Mycobacterium tuberculosis ; Pulmonary Pharmacology & Therapeutics ; Volume 46 ; octobre 2017 ; pp. 41-47 ↑
Merci ! On va pouvoir dormir tranquille 🙂 et riche de la motte de savoir tout autour.
(Pour finir, c’était donc bien C. humilis, écartée par plus savant que moi – sur la base de contre-arguments tirés de Tela Botanica. Ah, ça a discuté ferme dans les chaumines. Mais excellente occasion d’un petit tour complet des laîches)
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Bravo Cette lecture est passionnante
D.F.
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Bravo pour ce blog passionnant que j’ai découvert en cherchant à identifier une apiacée
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Encore une nouveauté pour ma cervelle de solognot , chez nous il y a des carex plus grands , des villes les emploient en massifs , je reviendrai lire cet article pour assimiler pleinement cette plante
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