La Saxifrage à trois doigts, une plante condamnée aux travaux forcés?

Une plante qui brise les pierres, c’est en effet l’étymologie de saxifrage. Et lorsqu’on ne possède que trois doigts, la vie ne doit pas être facile tous les jours…
Voici donc la Saxifrage à trois doigts. Pour une fois, ne la piétinons pas et découvrons plutôt ses facettes mystérieuses.


La devinette posée dans un billet précédent (quelle plante notre reporter photographiait-il?) a été rapidement trouvée par l’un de nos abonnés!

Il s’agissait en effet de la Saxifrage à trois doigts (Saxifraga tridactylites) , également appelée Perce-pierre.


La Saxifrage à trois doigts est une plante rupicole

Rassurons immédiatement nos lecteurs et brisons un mythe : elle ne casse pas les pierres, contrairement à ce que l’origine du mot saxifrage pourrait laisser supposer : du latin saxum (rocher) et  frangere (briser).
Elle les contourne plutôt, découvre une fente et s’y élève mais jamais bien haut (12 cm au maximum).

Originellement, c’est une plante qui pousse dans des milieux ouverts, ensoleillés, secs et calcaires, sur des sols squelettiques : les fissures de rochers (c’est une plante rupicole) et les terrains sablonneux.

En Belgique, ces milieux sont représentés par les abords des dunes côtières et des falaises de la vallée de la Meuse.

Elle y vit souvent en compagnie de l’Orpin âcre (Sedum acre). Tous deux sont caractéristiques d’un groupement appelé Alysso-Sedion. La Saxifrage fleurit entre mars et mai, et l’Orpin la suit entre mai et août.

Saxifrage sur un terrain sablonneux (Westhoek)

Orpin âcre (Westhoek)


Jadis la Saxifrage était rare hors de ces zones. Mais aujourd’hui elle est devenue assez courante dans le pays comme le montre la carte des observations ci-dessous.

Observations validées de Saxifraga tridactylites entre 2012 et 2017 (Source : Observations.be)

On la rencontre en effet fréquemment dans les villes et les villages. Elle a donc trouvé grâce à l’homme des habitats de substitution : elle apprécie les murs ou les graviers, un quai de gare ou un parking empierré.


Description

C’est une plante annuelle très basse (12 cm au maximum) dont la tige porte une à plusieurs fleurs selon que les conditions sont favorables ou non.

Une plante très basse

La fleur, composée de 5 pétales blancs, est petite : son diamètre varie entre 4 à 6 mm.

Fleur à 5 pétales blancs

Ce sont ses feuilles qui permettent de la reconnaître à coup sûr.  La Saxifrage à trois doigts possède 2 types différents de feuilles : elle est hétérophylle.

Les premières feuilles ne sont pas lobées; elles ont une forme de cuiller (elles sont spatulées).
Les suivantes possèdent en général 3 lobes, comme si elles avaient trois doigts (de là vient bien sûr le nom de cette espèce!). Notez toutefois que le nombre de lobes peut varier de 2 à 5.

Deux types de feuilles (photo prise fin février)

Les feuilles sont succulentes

—– —–
Remarquons aussi sur la photo ci-contre que les feuilles de la Saxifrage à trois doigts présentent un aspect un peu succulent, ce qui est une caractéristique courante parmi les plantes vivant sur des sols pauvres. Les feuilles accumulent en effet des réserves nutritives.


La casaque rouge du forçat

L’habit du forçat était souvent rouge, et c’est également le cas pour la Saxifrage : ses tiges et ses feuilles sont souvent de cette teinte, comme le montre la photo ci-dessous.

La Saxifrage à trois doigts est souvent rougeâtre

C’est loin d’être un cas exceptionnel parmi les plantes. Contemplant récemment sur un trottoir urbain une Oxalide corniculée qui avait revêtu une parure rouge indien, une amie botaniste nous racontait que cette teinte était probablement une protection contre une lumière trop forte. Ce n’est pas la seule hypothèse (voir encadré ci-dessous), mais c’est en tout cas celle qui recueille actuellement le plus de suffrages parmi les biologistes.

Les Oxalides corniculées sont souvent rougeâtres

 

La couleur rouge chez les plantes

Petit rappel : presque toutes les plantes possèdent dans leurs cellules un pigment appelé chlorophylle (du grec ancien khlôrós, « vert » et phúllon, « feuille »).
Ce pigment capte la lumière du soleil, ce qui fournit à la plante l’énergie nécessaire pour transformer les molécules d’eau (H2O) et de dioxyde de carbone (CO2) en sucres, essentiels au monde vivant. C’est le processus de la photosynthèse.

Comme le montre le schéma ci-dessous, la chlorophylle absorbe essentiellement les lumières bleue, jaune et rouge.  En revanche, une portion non négligeable de la lumière verte est réfléchie (de 10 à 50 %). C’est d’ailleurs pour cette raison que les végétaux nous paraissent verts. A première vue c’est paradoxal, car la plante se prive ainsi d’une grande partie de l’énergie offerte par le soleil. L’explication la plus probable est que ce rayonnement très puissant endommagerait la plante s’il n’était pas en partie réfléchi 1.

Absorption de la lumière par les 2 types de chlorophylles – © Mix321 via Wikimedia Commons

La chlorophylle n’est pas le seul pigment présent dans les plantes. Un autre groupe de pigments intéressants est constitué par les anthocyanes  (du grec anthos, « fleur » et kuanos, « bleu sombre ») .
Ils ne sont pas impliqués dans la photosynthèse, mais sont responsables de la coloration rouge, violette ou bleue des fleurs et des fruits. Ces teintes servent à attirer dans le cas des fleurs les insectes pollinisateurs, et dans celui des fruits les animaux herbivores qui dissémineront ensuite les graines.

Les anthocyanines colorent notamment les prunelles

Ces anthocyanes sont également présents dans les feuilles et les tiges et leur donnent une teinte rougeâtre. Leurs fonctions dans ces organes font l’objet de recherches et débats entre scientifiques.
L’hypothèse la plus communément admise est que ces pigments protégeraient les feuilles en cas de fort ensoleillement, en absorbant les photons surnuméraires (notamment les UV) qui risqueraient d’endommager l’ADN et les protéines contenus dans les cellules 2.

Feuille rouge de Saxifrage à trois doigts

Une autre hypothèse a été avancée, qui concerne surtout les jeunes feuilles  : leur couleur rouge servirait de protection contre les herbivores.  Elles seraient moins visibles pour les insectes et rendraient par contre ceux-ci plus voyants pour leurs prédateurs.
Elles présenteraient en outre une plus grande concentration en phénols, toxiques pour les champignons et beaucoup d’animaux 3.

En outre, des chercheurs canadiens ont découvert que les anthocyanes servent d’herbicide interspécifique. Lorsque les feuilles rouges tombent, les anthocyanes pénètrent dans le sol et inhibent la croissance d’espèces concurrentes  6.


Une proto-carnivore ?

En plus de son aspect souvent rougeâtre, la Saxifrage à trois doigts possède un autre trait assez mystérieux : elle est recouverte de poils visqueux (voir photo ci-dessous).

La Saxifrage à trois doigts est recouverte de poils visqueux

Droséra intermédiaire

En examinant plusieurs spécimens de Saxifrage à trois doigts, le célèbre naturaliste anglais Charles Darwin avait constaté que des débris d’insectes étaient attachés aux feuilles dans la plupart des cas.

Il avait alors émis l’hypothèse que la Saxifrage était une plante carnivore au même titre que les Droséras par exemple 4.
Mais il ne poursuivit pas ses expériences sur ce sujet, et depuis cette époque cette question n’a pas fait l’objet de nouvelles recherches.

Darwin avait fait les mêmes observations et proposé la même idée à propos de la Bruyère des marais (Erica tetralix). La Gazette en a déjà parlé dans l’article consacré à la lande de Kalmthout.
A l’appui de cette thèse, on peut souligner que ces deux plantes, la Saxifrage et la Bruyère des marais, poussent sur des sols pauvres en nutriments et qu’un complément alimentaire pourrait donc leur être utile!

La Bruyère des marais, une autre protocarnivore?

Mais il est également possible que la Saxifrage à trois doigts et la Bruyère des marais ne seraient que des proto-carnivores, c’est-à-dire des plantes capables de piéger des insectes, mais incapables de les digérer ou d’assimiler leurs nutriments. Elles en seraient donc à un stade évolutif antérieur à celui de carnivores.

N’oublions toutefois pas que certains botanistes sont plutôt d’avis que ces plantes utilisent leurs poils glanduleux seulement pour se défendre des herbivores 5.


Classification

Les Saxifrages font partie de la famille des Saxifragacées, une famille cosmopolite qui comprend environ 600 espèces.

🔍 ** : indique ce qui a changé pour les Saxifragacées avec la nouvelle classification APG IV : un clade (un niveau) supplémentaire a été ajouté : celui des Super Rosidées.

En Belgique, nous pouvons trouver plusieurs autres espèces de Saxifrages, qui sont toutefois très rares à l’exception de la Saxifrage à bulbilles (Saxifraga granulata). Celle-ci est nettement plus haute (jusqu’à 50 cm) et se rencontre surtout dans les prés.

Saxifrage à bulbilles

La famille des Saxifragacées comprend un autre genre de plantes qui est assez commun en Belgique. C’est celui des Dorines (Chrysosplenium). Nous les avons déjà évoquées il y a quelques semaines (lire : Le vert de l’hiver : quelques plantes communes de nos forêts).

Dorine à feuilles opposées


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Sources :

1 : Fiorenza Gracci ; Pourquoi les feuilles sont-elles le plus souvent vertes ?; Science & Vie; Avril 2014
2 : Michael Ellis; Photosynthesis in Leaves That Aren’t Green; Bay Nature magazine; Juillet 2008
3 : Karageorgou P, Manetas Y.; The importance of being red when young: anthocyanins and the protection of young leaves of Quercus coccifera from insect herbivory and excess light; Tree Physiology; 2006
4 : Charles Darwin; Is Saxifraga tridactylites an insect-devouring plant?; Pharmaceutical Journal; 1875
5 : Bruyère des marais, NatureGate
6 : Schallenberg C.; There’s a reason those maple leaves are red : Leaves produce powerful chemical; Toronto Star; Octobre 2005

 

 

A propos La gazette des plantes

La gazette des plantes, un blog qui part à la découverte des végétaux qui nous entourent en Belgique
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