
Voici donc une bonne occasion de l’étudier, cette plante perfide…
Prologue
Trouver des Orchidées sauvages dans une ville comme Bruxelles est toujours surprenant. On peut certes y rencontrer l’Épipactis à larges feuilles (Epipactis helleborine) et la Listère ovale (Neottia ovata) dans les parcs, mais les autres espèces de cette famille y sont nettement plus rares.
Et pourtant nous avons repéré, pour la deuxième année consécutive, une petite station d’Orchis pyramidal (Anacamptis pyramidalis) dans une prairie englobée dans un quartier assez fortement urbanisé de l’est de la Région de Bruxelles-Capitale (RBC). D’autres stations ont également été trouvées en 2019 dans d’autres quartiers de la RBC.
Description
Une inflorescence en forme de pyramide ou de cloche.
Il n’est pas toujours aisé d’identifier les espèces d’Orchidées. L’Orchis pyramidal est heureusement un cas assez simple. Il se reconnaît tout d’abord à son inflorescence dense. Lorsque les premières fleurs, celles du bas, s’ouvrent, cette inflorescence ressemble à une pyramide, d’où son nom ; mais plus tard, elle prendra plutôt la forme d’un cône ou d’une cloche (voir photo ci-dessous).

Orchis pyramidal
à gauche : forme pyramidale (début de la floraison) ;
à droite : forme en cloche (pleine floraison).
Le labelle est pourvu à sa base de deux lamelles saillantes.
Rappelons que le labelle est le pétale inférieur des fleurs d’Orchidées, qui ressemble à une lèvre. Ce nom provient d’ailleurs du latin labellum, diminutif de labrum, « lèvre ».
Comme le montre la photo suivante, le labelle de l’Orchis pyramidal est trilobé et le lobe médian est lui-même échancré. Le labelle est pourvu à sa base de deux lamelles saillantes, une caractéristique unique à cette espèce.
Quelle pourrait bien être la fonction de ces deux lamelles ?
Avant de répondre à cette question, intéressons-nous d’abord à un autre élément de la fleur. Regardez sur la photo ci-dessous comment le labelle se prolonge par un long appendice, l’éperon, courbé vers le bas.
Les éperons se rencontrent assez fréquemment chez les Angiospermes. Ils renferment généralement du nectar et servent donc à attirer les insectes pollinisateurs, du moins ceux possédant une longue trompe comme les lépidoptères (les papillons).
Beaucoup d’Orchidées possèdent des éperons. C’est le cas de l’Orchis moucheron ou Orchis moustique (Gymnadenia conopsea) ci-dessous. Cette Orchidée ressemble un peu à l’Orchis pyramidal, mais elle n’a pas de lamelle saillante à la base du labelle.
La pollinisation
C’est le moment de reparler des lamelles. Elles jouent un rôle lors de la pollinisation. L’Orchis pyramidal est pollinisé par une grande variété de papillons, tant diurnes que nocturnes 1.Cela se trahit dans la morphologie de la fleur, bien adaptée aux papillons et à leur longue trompe.
Les lamelles servent de guides indiquant aux papillons pollinisateurs le passage vers l’entrée de l’éperon censé contenir le précieux nectar.
Les papillons placent leur trompe dans cet étroit conduit (voir photo ci-dessus). Comme l’éperon est long, le pollinisateur va devoir avancer sa tête profondément, jusqu’à ce qu’elle touche un organe en forme de selle de cheval, le rétinacle (ou viscidium), situé juste au-dessus du passage vers l’éperon (photo suivante).
Prenons notre loupe (photo ci-dessous).
Le rétinacle (r) est surmonté par l’organe mâle, l’anthère. Celle-ci se compose de deux caudicules (c) jaunâtres, deux petites queues ou tiges (caudicule est le diminutif du latin cauda « queue »).
Chaque caudicule supporte une pollinie (p), un amas formé par les grains de pollen agglomérés.
Le rétinacle est visqueux (rétinacle vient du latin retineo « retenir ») et lorsque l’insecte le touche, ce disque s’enroule autour de la trompe (le proboscis) du papillon et s’y colle solidement. En se courbant autour de la trompe, il force les deux pollinies à s’écarter l’une de l’autre d’environ 90°, et à basculer vers l’avant 2.
L’insecte se recule ensuite et part en emportant le rétinacle coiffé des caudicules et des pollinies. Lorsque le papillon arrive sur une autre fleur, les deux pollinies sont parfaitement placées pour entrer en contact avec le stigmate, l’organe femelle, formé par deux lobes (s) situés à côté des caudicules (photo ci-dessous), et y déposer les grains de pollen.
Ce mécanisme de pollinisation, très sophistiqué, présente des points communs avec celui de la Listère ovale que nous avons décrit dans un précédent article.
Mais les pollinies de la Listère ovale sont libres, alors qu’elles sont fixées aux caudicules et au rétinacle chez l’Orchis pyramidal. Autrement dit, dans le cas de la Listère l’insecte ne transporte que les pollinies d’une fleur à l’autre, alors que le pollinisateur de l’Orchis pyramidal emmène non seulement les pollinies mais également les caudicules et le rétinacle 3 !
Une orchidée trompeuse
L’effort consenti par le papillon qui visite l’Orchis pyramidal n’est donc pas négligeable. Heureusement qu’il est récompensé par le nectar qu’il obtient en retour ! Quoique…Est-ce vraiment le cas ?
L’éperon de l’Orchis pyramidal ne contient pas de nectar !
Coup de théâtre : il n’y a pas de nectar dans l’éperon ! Le papillon s’est donc fait berné par la plante 4 !

Tous ces éperons sont vides ….
Attention de ne pas confondre l’éperon (é)
avec l’ovaire (o) de la fleur.
Les fourberies des Orchidées
On estime qu’un tiers des Orchidées (soit environ 10.000 espèces) sont devenues des maîtres dans l’art de tromper et de manipuler leurs insectes pollinisateurs 5.
Elles utilisent généralement deux grands types de tricheries : les arnaques sexuelles et les arnaques alimentaires.
Un millier d’espèces possèdent des fleurs qui imitent le partenaire sexuel de l’insecte.
C’est notamment typique du genre Ophrys. Prenons l’Ophrys abeille (Ophrys apifera), pollinisé par des abeilles solitaires (mais pas par l’abeille domestique). La fleur attire d’abord l’insecte mâle en émettant une odeur qui copie celle de l’abeille femelle. Ensuite, le labelle prend le relais : il fait office de leurre que l’insecte va prendre pour une femelle (voir photo ci-dessous).
L’insecte va essayer de copuler avec le labelle. Pendant cette pseudocopulation, du pollen est transféré sur son corps. Ne trouvant pas chez sa partenaire végétale l’orifice sexuel adéquat, l’abeille repart et tente sa chance auprès d’une autre fleur, assurant ainsi la pollinisation.
La tromperie alimentaire est l’une des stratégies les plus couramment employées par les Orchidées.
Beaucoup de plantes, y compris les Orchidées, appâtent les insectes qui transportent (à leur insu) les grains de pollen d’une fleur à l’autre en leur offrant du nectar, un liquide très sucré. Ces insectes associent la disponibilité de ce nectar à l’émission par la plante de certaines odeurs spécifiques. Le nectar est bien souvent stocké dans un éperon qui prolonge la fleur vers l’arrière. C’est notamment le cas d’une Orchidée qui pousse dans les sous-bois lumineux, la Platanthère à fleurs verdâtres (Platanthera chlorantha), ci-dessous.
Mais la production de nectar consomme beaucoup de ressources et par conséquent certaines Orchidées n’en fabriquent plus. Elles attirent toujours leurs insectes en diffusant les parfums appropriés, mais ils ne trouveront rien dans l’éperon.
C’est le cas de la plupart des espèces appartenant au genre Anacamptis : l’Orchis pyramidal (Anacamptis pyramidalis) bien sûr, mais aussi l’Orchis bouffon (Anacamptis morio), une Orchidée des prairies maigres, reconnaissable aux nervures verdâtres qui ornent son casque.

Orchis bouffon (Anacamptis morio) :
é = éperon courbé vers le haut
c = casque orné de rayures vertes.
Remarquez sur la photo suivante le labelle qui est large, de teinte pourpre avec un centre blanchâtre muni de taches. Ce sont ces taches qui jouent ici le rôle de guides menant à l’entrée de l’éperon …vide.
L’Orchis bouffon n’est pas pollinisé par des papillons, mais bien par des bourdons (surtout par les reines).
Très bonne remarque !
La supercherie alimentaire pratiquée par de nombreuses Orchidées a fait l’objet d’études intensives depuis Darwin, mais ce phénomène constitue toujours un casse-tête majeur pour les biologistes de l’évolution. Tentons de faire le point sur les questions qu’ils se posent.
Pourquoi tant d’Orchidées trichent-elles sur le nectar ?
Première question : quelles avantages les espèces qui pratiquent cette fraude en retirent-elles ?
Deux bénéfices sont mis en avant par les scientifiques : une réallocation de ressources et un taux plus élevé de pollinisation croisée.
Le premier avantage est facile à comprendre. Produire du nectar a un coût qui peut varier entre 3 % et 37 % des produits de la photosynthèse (selon la durée de vie de la fleur) 9.
Ce n’est pas rien. Une preuve indirecte du coût de ce nectar est qu’il est souvent réabsorbé par la plante après la période de pollinisation, probablement pour recycler les glucides dans la production de fruits.
Les ressources que la plante aura épargnées en ne créant pas ce nectar pourront être réaffectées à la formation d’un plus grand nombre de fleurs (ou de fleurs plus grandes et plus visibles) ainsi qu’à la fabrication d’une plus grande quantité de graines.
Le deuxième avantage, un taux plus élevé de pollinisation croisée (c’est-à-dire entre des individus différents), résulte simplement du fait que les pollinisateurs auront tendance à visiter moins de fleurs sur la même plante si celle-ci n’offre aucune récompense. La probabilité d’autopollinisation diminue donc et le taux de pollinisation croisée augmente corrélativement, ce qui améliore la santé génétique de l’espèce 10.

Les Orchidées qui pratiquent la tromperie alimentaire,
comme l’Orchis pourpre (Orchis purpurea) ci-dessus,
ont un meilleur taux de pollinisation croisée.
Il y a cependant un revers à cet avantage : les Orchidées qui pratiquent la tromperie alimentaire sont le plus souvent des généralistes, contrairement à celles qui ont opté pour l’arnaque sexuelle. Afin d’augmenter le nombre de visiteurs potentiels, elles utilisent les services d’insectes qui pollinisent également d’autres sortes de plantes. Elles courent alors le risque de voir leurs pollinies être perdues en étant déposées sur des fleurs d’autres espèces 12.
Deuxième question : pourquoi la tricherie alimentaire est-elle tellement répandue chez les Orchidées ?
On trouve certes des plantes pratiquant la tricherie alimentaire dans au moins 32 familles de plantes à fleurs, mais les Orchidées en constituent l’écrasante majorité : 6.500 espèces sur un total estimé de 7.500 7.

La grande majorité des plantes
qui pratiquent la tricherie alimentaire
sont des Orchidées,
comme ici le Dactylorhize incarnat (Dactylorhiza incarnata).
Les biologistes ont bien évidemment émis plusieurs hypothèses afin d’expliquer cette surreprésentation des Orchidées dans les plantes qui trompent leurs pollinisateurs. Voici une explication couramment avancée.
Tous les grains de pollen, assemblés en deux amas compacts (les pollinies), sont emportés par le pollinisateur et déposés sur une autre fleur en une seule fois. En outre la glu qui colle les pollinies sur l’insecte (une caractéristique des Orchidées) réduit considérablement les pertes de pollen lors du transport. Il n’est donc pas nécessaire d’attirer plusieurs insectes en leur offrant à chaque passage une récompense 8.
Troisième question : pourquoi les insectes se laissent-ils duper ?
Les victimes sont des insectes naïfs.
Les orchidologues ont constaté que les « Orchidées trompeuses » fleurissent plus tôt que celles qui offrent du nectar. Ils supposent donc que les insectes qui pollinisent ces Orchidées sont des individus « naïfs », qui viennent seulement de muer et qui doivent encore apprendre quelles sont les bonnes sources de nourriture. En outre, la période de floraison précoce permet à ces espèces « malhonnêtes » d’éviter la concurrence des plantes nectarifères 6.

Les Orchidées trompeuses fleurissent tôt.
Ici, une prairie à Orchis bouffons (Anacamptis morio) en mai.
Il pourrait également s’agir dans certains cas de pollinisateurs dont la nourriture habituelle est épuisée et qui sont forcés d’explorer de nouveaux territoires ou de nouvelles ressources 11.
Sources :
1 : Jean Claessens & Jacques Kleynen ; The Pollination of European Orchids Part 5: Himantoglossum and Anacamptis, Two Examples of Deceptive Pollination ; Journal of the Hardy Orchid Society ; Vol. 13 ; No. 4 ; p. 120 ; octobre 2016 ↑
2 : Harrap, Simon ; Pocket Guide to the Orchids of Britain and Ireland ; Bloomsbury Publishing ; 2016 ↑
3 : Harrap, Simon ; Pocket Guide to the Orchids of Britain and Ireland ; Bloomsbury Publishing ; 2016 ↑
4 : Jean Claessens & Jacques Kleynen ; The Pollination of European Orchids Part 5: Himantoglossum and Anacamptis, Two Examples of Deceptive Pollination ; Journal of the Hardy Orchid Society ; Vol. 13 ; No. 4 ; p. 120 ; octobre 2016 ↑
5 : Kara Rogers ; The Deceptive Flowers of Orchids ; Britannica Blog Archive ; 23 mars 2011 ↑
6 : Loïc Pellissier et al. ; Generalized food-deceptive orchid species flower earlier and occur at lower altitudes than rewarding ones ; Journal of Plant Ecology ; Volume 3, n° 4 ; décembre 2010 ; pp. 243–250 ↑
7 : Ryan P. Walsh & Helen J. Michaels ; When it pays to cheat: Examining how generalized food deception increases male and female fitness in a terrestrial orchid ; PLoS One ; Volume 12 ; n° 1 ; janvier 2017 ↑
8 : Jana Jersakova et al. ; Mechanisms and evolution of deceptive pollination in orchids ; Biological Reviews of the Cambridge Philosophical Society ; Volume 81 ; n° 2 ; mai 2006 ; p. 219 ↑
9 : Jana Jersakova et al. ; Mechanisms and evolution of deceptive pollination in orchids ; Biological Reviews of the Cambridge Philosophical Society ; Volume 81 ; n° 2 ; mai 2006 ; p. 225 ↑
10 : Jana Jersakova et al. ; Mechanisms and evolution of deceptive pollination in orchids ; Biological Reviews of the Cambridge Philosophical Society ; Volume 81 ; n° 2 ; mai 2006 ; p. 225 ↑
11 : Jana Jersakova et al. ; Mechanisms and evolution of deceptive pollination in orchids ; Biological Reviews of the Cambridge Philosophical Society ; Volume 81 ; n° 2 ; mai 2006 ; p. 221 ↑
12 : Giovanni Scopece et al. ; Patterns of reproductive isolation in Mediterranean deceptive Orchids ; Evolution ; Volume 61 ; n° 11 ; août 2007 ↑