
Voici le compte-rendu de l’une de leurs excursions réalisée au début de février.
Le but de la balade était de trouver des Lycopodes, et plus particulièrement le « cornet de frites », appelé aussi Lycopode petit-cyprès.
À l’est, toute !
Aujourd’hui, Danny, une amie botaniste, nous emmène à la découverte d’ancêtres du monde végétal.
Elle a donné rendez-vous à toute une bande de Joyeux Phytologues à Ovifat, un village à l’est de la Belgique faisant partie de la commune de Waimes.
Ovifat se situe en bordure des Hautes Fagnes, un plateau qui s’étend à l’est de la Belgique et en Allemagne (en Rhénanie). C’est une région couverte de tourbières, de landes et de forêts (4 500 ha en Belgique) qui abritent une flore et une faune assez exceptionnelles en raison du climat froid et humide qui y règne.
L’étymologie d’Ovifat est incertaine. La plus ancienne mention du village, sous la forme Vulfiny, date de 915. Selon certains, cela pourrait signifier « vieille fagne » 1. Pour Jean-Jacques Jespers, c’était plutôt la « fagne de Wulfhari » (un nom de personne germanique) 2.
Un Lycopode qui n’a pas perdu ses massues.
Les Phytologues sont joyeux en ce matin de février car le soleil est de la partie. Une ombre au tableau cependant : il a neigé les jours précédents, et bien que la couche ne soit pas bien épaisse, nous craignons qu’elle ne nous cache ce que nous sommes venus admirer.
Danny nous conduit vers une lande sèche où poussent la Myrtille et surtout la Callune (Calluna vulgaris), toutes deux appartenant à la famille des Éricacées (celle des Bruyères).
Il ne nous faut pas longtemps pour découvrir, entre les nombreux pieds de Callunes, quelques Lycopodes.
Les Lycopodes ressemblent à de grandes mousses, ou bien à des pousses de sapins. Leurs tiges et leurs rameaux sont en effet recouverts de petites feuilles rappelant des aiguilles de conifères.
En examinant de plus près ceux qui se trouvent à nos pieds, nous constatons que leurs tiges sont assez longues et rampent sur le sol. En outre, leurs feuilles sont terminées par une soie blanche, que l’on distingue aisément à l’œil nu (voir la photo ci-dessous). Pas de doute, il s’agit du Lycopode en massue (Lycopodium clavatum).
Considéré comme très rare, il est encore présent dans 17 communes belges (chiffres de 2019), surtout dans les Hautes Fagnes et sur les hauts plateaux ardennais 4.
Les Lycopodes, des ancêtres
Les Lycopodes sont apparus il y a au moins 425 millions d’années 3.
Auparavant, la terre ferme avait déjà été colonisée par les mousses (les Bryophytes) et des espèces analogues (les Hépatiques et les Anthocérotes).
Avec les Lycopodes émergent deux innovations importantes :
- des vaisseaux conducteurs performants qui permettent de transporter l’eau et les nutriments sur de plus longues distances (les plantes peuvent donc acquérir des tailles plus importantes) ;
- ainsi que des racines absorbant l’eau du sol.
Les Lycopodes seront suivis par les prêles et les fougères dont les premières espèces apparaîtront il y a environ 360 millions d’années. La différence entre les Lycopodes et leurs suivants concernent les feuilles. Les feuilles des Lycopodes sont très réduites, on les appelle des microphylles. Elles deviendront plus complexes chez leurs successeurs : elles seront parcourues non plus par un seul faisceau conducteur de sève mais par plusieurs (ces faisceaux correspondant aux nervures).
Un peu d’étymologie : le mot Lycopodium vient du grec lukos (loup) et podion (pied) faisant allusion à la ressemblance des pousses des Lycopodes, recouvertes de petites feuilles, avec le pied velu d’un loup
N’oubliez pas de lire ou relire notre article intitulé
Le Lycopode en massue a perdu ses massues!
pour en savoir plus sur les Lycopodes.
Une petite surprise : le Lycopode en massue a conservé ses massues, bien que nous soyons en février.
Les massues dont il est question ici ne doivent pas vous effrayer ; le Lycopode ne va pas s’en servir pour tenter de vous assommer si vous le piétinez par inadvertance. Il s’agit en réalité de ses strobiles.
Observons d’abord que les strobiles de la photo précédente sont de teinte ocre car desséchés (photo prise en février), tandis que ceux de la photo suivante sont vert clair et en voie de maturation (photo prise en juillet).
Un strobile (du grec ancien stróbilos, « qui tourne, toupie » ) est un épi constitué de feuilles d’un type particulier, appelées sporophylles. Sur la photo suivante, on peut voir que ces feuilles sont terminées par une soie blanche, tout comme les autres feuilles du Lycopode en massue.
La différence entre une sporophylle et une autre feuille du Lycopode en massue se trouve sur sa face supérieure (celle, cachée, qui fait face à la tige). Elle porte à son aisselle un sporange réniforme.
Le sporange est un petit sac dans lequel les spores sont produites. À maturité, le sporange s’ouvre par le haut et libère les spores qui donneront, peut-être, naissance à de nouveaux individus.
On peut comparer un strobile aux organes reproducteurs d’une fleur, ce qui reste après avoir enlevé les sépales et les pétales : les étamines (organes mâles) et le pistil (organe femelle).
Mais ceci fera l’objet d’un prochain billet.
Un Lycopode en cache un autre
Nous découvrons bientôt, à côté des Lycopodes en massue, d’autres plantes qui leur ressemblent un peu. Mais celles-ci ne rampent pas, elles sont dressées et obconiques, c’est-à-dire pareilles à des cônes renversés, mis sur leur pointe. Elles ressemblent à des cornets de frites.
L’identification
Examinons les feuilles de plus près (photo suivante) : elles sont comme de petites écailles appliquées contre le rameau. Elles sont opposées 2 à 2 et disposées sur 4 rangs : il y a les feuilles ventrales (2), les latérales (1 et 3) et les dorsales (non visibles). C’est un trait distinctif des espèces appartenant au genre Diphasiastrum.

Les feuilles ressemblent à des écailles appliquées contre le rameau et sont disposées sur 4 rangs (3 sont visibles sur la photo)
Comparez avec les feuilles du Lycopode en massue qui paraissent verticillées et sont étalées (presque perpendiculaires au rameau).
Comment différencier les espèces du genre Diphasiastrum ? Un premier critère est donné par les épis, les strobiles. Ceux-ci ne sont pas sessiles : ils sont portés par des pédoncules dépassant nettement 2 cm de longueur.
Observons à nouveau les feuilles : quelle que soit leur position, elles sont pratiquement semblables entre elles. Les feuilles ventrales sont aussi longues que les latérales. Elles ont en outre un aspect glauque, une coloration vert bleuté. Pas de doute : nous nous trouvons face au Lycopode petit Cyprès (Diphasiastrum tristachyum). Petit Cyprès parce qu’il ressemble à un petit conifère.
En Belgique, c’est le seul Diphasiastrum encore présent. Les autres espèces ont disparu.
Sa distribution
C’est une plante encore plus rare que le Lycopode en massue. En 2019, elle n’a été vue que dans 5 communes belges 5.

Observations validées du Lycopode petit Cyprès en Belgique durant l’année 2019
Source : Observations.be
En France, ce Lycopode est essentiellement cantonné au nord-est du pays (surtout dans les Vosges) ainsi que dans le Massif Central.

Distribution du Lycopode petit Cyprès en France
La France et la Belgique mises à part, il se maintient aux Pays-Bas, en Europe centrale, dans le nord de l’Italie, dans les pays baltes et dans le sud de la Scandinavie. En Suisse, la dernière observation remonte à 1986 6.
Il serait également présent en Europe de l’Est, en Russie et en Turquie, mais des données plus précises et récentes manquent 9.
On le trouve encore en Amérique du Nord, depuis la Caroline du Nord jusqu’au Québec et la région des Grands Lacs.
Il est en régression un peu partout, suite à la disparition de ses habitats. La liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) le mentionne comme une espèce quasi menacée, c’est-à-dire proche du seuil des espèces menacées 10.
Son écologie
Un habitat primaire
Le Lycopode petit Cyprès affectionne les landes sèches sur des sols acides et maigres, dans les plaines et les basses montagnes de l’Europe occidentale, centrale et septentrionale.
Il pousse souvent en compagnie d’Éricacées comme la Callune et la Myrtille. Dans les Vosges, on a constaté que le Lycopode en massue l’accompagnait dans 75 % des cas, dans une association végétale nommée adéquatement Lycopodio clavati – Callunetum 7.
C’est une espèce de pleine lumière, et par conséquent une pionnière dont la présence est normalement temporaire. Les milieux ouverts que le Lycopode petit Cyprès occupe forment en effet un stade transitoire qui évolue naturellement vers la forêt.
Au fur et à mesure que l’environnement se ferme, le Lycopode petit Cyprès cesse d’abord de produire des strobiles puis disparaît de la surface.
Mais il peut survivre dans le sol !
Il possède en effet un long rhizome (une tige souterraine) qui peut atteindre 90 cm de longueur. C’est sur ce rhizome que croissent à intervalles réguliers les touffes de rameaux aériens.
Et même quand il n’a plus assez de lumière il peut malgré tout subsister à l’état de tiges souterraines et de spores enfouies dans le sol.
Il resurgira éventuellement à la faveur d’une trouée de lumière créée par une tempête, ou bien après un incendie de forêt, son rhizome résistant aux feux modérés 8.
Et des habitats secondaires
Une espèce qui apprécie certains milieux d’origine anthropique.
En l’an 2000, des chercheurs étudièrent les stations du Lycopode petit Cyprès connues dans les Vosges, et ils firent une constatation intéressante : dans cette région, notre Lycopode n’habitait jamais dans son habitat primaire. Tous les sites occupés avaient une origine anthropique récente. Dans 16 cas (sur un total de 20), il s’agissait de bords de chemins forestiers. Il fut également repéré dans une carrière abandonnée, et même sur une piste de ski 10.

Une majorité de stations du Lycopode petit Cyprès
se trouvent en bordure de chemins forestiers ou de coupe-feux,
notamment dans des bois de conifères
En Allemagne également, une partie des stations de ce Lycopode a pu se maintenir grâce aux pistes de ski. La pratique de ce sport nécessite évidemment le maintien d’un sol bien dégagé et ceci est favorable à notre espèce qui a besoin d’un milieu ouvert, comme nous l’avons vu ci-dessus 11.
Querelle d’experts
La botanique ne serait pas aussi amusante si elle n’était pas pimentée par d’innombrables discussions concernant la classification des espèces, surtout depuis le début des analyses phylogénétiques, en 1998. Rappelons que les classifications les plus récentes se basent désormais sur la proximité des gènes, plutôt que sur des ressemblances de formes comme c’était le cas auparavant.
Notre Lycopode petit Cyprès ne fait pas exception à cet état de choses.
Le combat du jour : Lycopodium tristachyum ou Diphasiastrum tristachyum ? Dans quel genre doit-on le ranger ?
Précision importante avant de commencer.
Le but n’est pas de déterminer le nom scientifique correct de notre Lycopode : les deux noms sont en effet valides, conformes au Code international de nomenclature botanique. Vous pouvez donc employer l’un ou l’autre sans crainte de vous faire taper sur les doigts.
Il s’agit ici de tenter de trouver le nom qui reflète le mieux nos connaissances actuelles de l’évolution des plantes, et donc des relations généalogiques entre espèces.
Et si ces querelles de noms ne vous passionnent pas, vous pourrez malgré tout découvrir dans les lignes qui suivent la vie passionnante voire intrépide de quelques botanistes des deux derniers siècles.
Première manche :
Notre Lycopode fut baptisé vers 1813-1814 par Frederick Pursh qui l’incorpora dans le genre Lycopodium sous le nom de Lycopodium tristachyum 13.
Le genre Lycopodium avait été créé auparavant par Linné et regroupait de nombreuses espèces proches, dont le Lycopode en massue.
Frederick Traugott Pursh ou l’époque héroïque de la botanique
Frederick Traugott Pursh était un botaniste né en 1774 près de Dresde, qui émigra ensuite aux États-Unis.
Au cours des années 1805 et 1806, il parcourut, selon ses propres dires, une bonne partie de l’est de l’Amérique du Nord, principalement à pied et accompagné seulement de son chien et d’une arme à feu, couvrant ainsi plus de 3.000 miles chaque saison (près de 5.000 km) 14 !
Son but était d’observer et de collecter des plantes afin de réaliser une flore de ce continent. Sa Flora americae septentrionalis parut en 1814.
Il passa les dernières années de sa vie au Québec, espérant mener à bien une flore du Canada. Malheureusement il vit tous les spécimens qu’il avait récoltés brûler dans l’incendie d’une maison à Montréal. Pauvre et alcoolique, il décéda l’année suivante, en 1820, à l’âge de 46 ans. Tellement pauvre que les frais de ses funérailles durent être pris en charge par ses amis 15 !
Pourquoi diantre Pursh choisit-il l’épithète tristachyum, qui vient du grec (tris et stachys) et signifie trois épis ?
Les strobiles de notre Lycopode peuvent être certes groupés par 3, mais aussi par 2, voire 4.
Ce n’est certainement pas un signe caractéristique de l’espèce !

Stachys est également le nom d’un genre d’Angiospermes
qui comprend les Épiaires.
Ci-dessus la très commune Épiaire des bois (Stachys sylvatica)
Deuxième manche :
Faisons un grand bond en avant. En 1944 le grand botaniste allemand Werner Rothmaler proposa, en se basant sur les variations existant dans le genre Lycopodium, de le scinder en 4 parties (en reprenant des noms déjà créés auparavant) : Lycopodium, Lepidotis, Huperzia et Diphasium. C’est dans ce dernier qu’il plaça le Lycopode petit Cyprès dont le nom scientifique devint Diphasium tristachyum 16.
Cette recommandation de Rothmaler fut en général bien acceptée par les botanistes de l’époque 17.
Diphasium vient du grec di, « deux fois » et phasis, « phase ou apparence ». L’origine de cette dénomination n’est pas claire. Cela pourrait être une allusion aux aspects différents que revêtent les tiges (dressées dans le bas puis obliques en se ramifiant) ou encore à la présence de 2 types de feuilles (ventrales/dorsales et latérales) au même niveau d’un rameau 20.
Rothmaler, un botaniste et une flore (1908-1962)
Werner Rothmaler est bien connu des botanistes amateurs grâce à sa flore dénommée Exkursionsflora von Deutschland, mais souvent abrégée en Rothmaler tout simplement. Elle parut pour la première fois en 1966.
C’est surtout le troisième volume qui est utilisé et apprécié par les botanistes francophones ou anglophones car il contient des dessins en noir et blanc des plantes vasculaires, en précisant par des flèches les éléments essentiels pour la détermination.

Extrait du dessin relatif au Lycopode petit Cyprès,
montrant le pédoncule du strobile
et les feuilles toutes semblables,
deux critères pour la détermination
Cette flore est également l’une des rares à être disponible sous format digital, un avantage indéniable lorsque l’on part en balade…
Un genre appartenant à la grande famille des Astéracées (la famille du Pissenlit) a été dédié à Rothmaler : Rothmaleria. Ce genre fut créé en 1940 pour remplacer le genre Haenselera, considéré comme invalide car déjà utilisé dans la famille des Apiacées (les Ombellifères) 26.
Rothmaleria ne contient qu’une seule espèce, Rothmaleria granatensis, qui habite les montagnes de l’Andalousie.

Une gravure en couleur de Rothmaleria gratensis,
par J.C. Heyland, publiée dans
Voyage botanique dans le midi d’Espagne,
vol. 1 (1839-1845), (Boissier, E.P.)
via Wikimedia commons
Pour quelle raison donna-t-on le nom d’un botaniste allemand à une espèce espagnole ?
Au début des années 30, Rothmaler était membre du parti communiste allemand. En 1933, lors de la prise du pouvoir par Hitler, il préféra naturellement quitter son pays. Il obtint une place dans une expédition botanique en Espagne. Il y demeura plusieurs années, travaillant dans des institutions botaniques et pharmaceutiques, et en profita pour rassembler une importante collection de plantes locales 21.
Troisième manche :
Elle se déroula en 1975.
Josef Holub, un botaniste tchèque, qui étudiait les Lycopodes depuis de nombreuses années, publia les résultats de ses recherches dans un article intitulé « Diphasiastrum, a new genus in Lycopodiaceae ».
Il préconisa de regrouper plusieurs espèces de Lycopodes, dont le Lycopode petit Cyprès, dans un nouveau genre. Ces espèces partagent en effet plusieurs caractéristiques communes : une disposition particulière des feuilles sur les rameaux, un nombre de base de chromosomes qui est commun (x = 23) et un type particulier de prothalle (le prothalle est l’organisme, très petit, qui se développe à partir des spores et qui porte les organes sexuels, voir dessin ci-dessous). Il nomma ce nouveau genre Diphasiastrum 18.

Prothalle du Lycopode en massue
Adapté de l’Encyclopædia Britannica (11e éd.), v. 22, 1911,
article “Pteridophyta,” fig. 4, p. 608.
Diphasiastrum vient du genre Diphasium, que nous avons rencontré plus haut, auquel Holub ajouta le suffixe latin astrum signifiant « ressemblance incomplète » 19.
Les terminaisons latines astrum et aster ont donné en français les finales en -âtre : verdâtre etc…
Notre Lycopode devint donc Diphasiastrum tristachyum. C’est la version que vous trouverez dans la Nouvelle flore de Belgique, de Lambinon et Verloove.
Josef Holub, botaniste jusqu’au bout
Josef Holub naquit en 1930 dans une ville de la Bohème centrale, une région de la Tchéquie située au nord-est de Prague.
C’est à la taxonomie et à la nomenclature des plantes vasculaires qu’il consacra la majeure partie de sa vie. Il était en effet persuadé de l’importance d’attribuer un nom scientifique correct à chaque taxon.
Il est surtout connu pour ses contributions importantes à la classification des Ptéridophytes (les fougères et plantes alliées), et notamment des Lycopodes.
Il mourut d’une crise cardiaque le 23 juillet 1999, durant une balade botanique non loin de la ville où il naquit 69 ans plus tôt 22.
Quatrième manche :
L’arrivée des études phylogénétiques, basées sur la comparaison de certains gènes afin d’établir les liens de parenté entre les espèces.
Ces études ont confirmé ce que les travaux antérieurs (essentiellement ceux de Holub et du Danois Benjamin Øllgaard) avaient déjà établi.
Le hic, c’est qu’il existe deux moyens valides de représenter les résultats des études phylogénétiques concernant la famille des Lycopodiacées (une famille qui contient environ 400 espèces) 23.
Comment découper une famille en genres ?
Rappelons d’abord que la classification phylogénétique a pour objectif de rendre compte des relations de parenté entre les taxons (un taxon est un groupe d’organismes de n’importe quel rang : espèce, genre, famille, ordre etc…).
Le genre est un taxon qui se situe dans la classification entre la famille et l’espèce. Prenons par exemple les chênes : ils appartiennent à la famille des Fagacées et forment le genre Quercus. Ce genre comprend de nombreuses espèces comme le Chêne pédonculé (Quercus robur) ou le Chêne rouvre (Quercus petraea).
La classification phylogénétique n’accepte que des taxons monophylétiques. Un taxon monophylétique, appelé clade, rassemble un ancêtre et tous ses descendants.
Un exemple valant mieux qu’un long discours, regardons ci-dessous le cas d’une famille hypothétique, comprenant seulement 6 espèces.
Les liens de parenté entre les espèces actuelles, découlant d’études phylogénétiques, ont été indiquées sur le schéma.
Tentons maintenant de répartir les espèces de cette famille dans des genres monophylétiques.
Écartons d’emblée deux méthodes extrêmes :
On pourrait constituer un genre qui reprendrait toutes les espèces. La famille ne comprendrait par conséquent qu’un seul genre.
On pourrait au contraire créer 6 genres, chacun d’eux ne comportant qu’une seule espèce. Ces deux solutions sont valides mais n’apportent en fin de compte aucune information supplémentaire au sujet de l’évolution de la famille.
Première approche qui serait intéressante : on limite le nombre de genres. Dans notre exemple, on en crée 2 (voir le schéma suivant). Ces 2 genres sont bien monophylétiques : pour chacun d’eux, les espèces descendent d’un même ancêtre (coloré en vert), et le genre comprend bien tous les descendants actuels de cet ancêtre.
C’est la méthode n° 1, dénommée intégration. Elle permet d’éviter la prolifération du nombre de genres. Par contre, elle ne donne pas une image fidèle des liens de parenté. Les espèces A, B, C et D sont placées dans le même genre, mais nous constatons que A et B sont plus proches du point de vue de l’évolution qu’elles ne le sont de C ou de D.
La méthode n° 2, appelée désintégration, résout ce problème en augmentant toutefois le nombre de genres (3 au lieu de 2).
Les genres créés sont bien monophylétiques et ils traduisent mieux l’écart évolutif existant aujourd’hui entre les espèces.
La première méthode, l’intégration qui limite le nombre de genres, fut adoptée en 1987 par le botaniste danois Øllgaard 24.. Celui-ci fut suivi en 2000 par deux Suédois, Wikström et Kenrick 25.
Ces auteurs réduisirent à 5 le nombre de genres de la famille des Lycopodiacées comme le montre le schéma ci-dessous. Ils étendirent les limites de certains genres et englobèrent dans ceux-ci les plus petits. Les espèces du genre Diphasiastrum furent incorporées dans Lycopodium.
Le nom scientifique du Lycopode petit Cyprès redevint Lycopodium tristachyum. C’est le nom que l’on retrouve dans Flora Gallica (version de 2014) 12.
C’est également la dénomination préférée par Plants of the World Online, la base de données des Jardins botaniques royaux de Kew.
Mais cette solution, en prônant un très petit nombre de genres, ne reflète pas bien la grande diversité qui existe au sein de la famille.
Une nouvelle classification, appelée PPG1, fut par conséquent proposée en 2016 par une communauté internationale de ptéridologues.
Le PPG
Vous connaissez certainement l’APG, l’Angiosperm Phylogeny Group, qui publie régulièrement une classification des plantes à fleurs (les Angiospermes) basée sur les analyses phylogénétiques. La dernière version, l’APG IV, est sortie en 2016.
Le PPG, c’est la même chose, mais pour les Ptéridophytes cette fois.
Les Ptéridophytes regroupent les lycopodes, les prêles et les fougères. Ptéridophyte vient du grec pteris « fougère » (lui-même dérivé de pteron « aile ») et de phuton « plante ».
Le Pteridophyte Phylogeny Group est une communauté internationale d’une centaine de botanistes qui collaborent afin d’établir une classification consensuelle des Ptéridophytes qui reflète les connaissances actuelles acquises grâce aux études phylogénétiques.
Une première classification, appelée PPG1, a été publiée en 2016. Elle est disponible gratuitement : A community‐derived classification for extant lycophytes and ferns.
Un dernier mot sur les Ptéridophytes. C’est une appellation utilisée couramment par les botanistes, et même par les spécialistes qui s’occupent de recherches phylogénétiques, comme nous venons de le voir ci-dessus. Et pourtant, les Ptéridophytes ne forment justement pas un groupe monophylétique !
Regardez le schéma ci-dessous qui montre les liens de parenté entre les divers groupes de Trachéophytes. Les Trachéophytes (du grec trakheia, « conduit raboteux ») sont les végétaux qui possèdent des vaisseaux conduisant la sève brute et la sève élaborée. Si nous remontons à l’ancêtre commun des Ptéridophytes (donc des Lycopodes, des Prêles et des Fougères), nous constatons que c’est également l’ancêtre des Gymnospermes et des Angiospermes.
Les Prêles et les Fougères sont plus proches des Gymnospermes et des Angiospermes que des Lycopodes.
La classification PPG1 a opté pour l’approche de désintégration : elle reconnaît 16 genres dans la famille des Lycopodiacées, au lieu des 5 repris par la première méthode.
Le Lycopode petit Cyprès reste ici dans le genre Diphasiastrum (point rouge dans le schéma suivant). Son nom scientifique demeure donc Diphasiastrum tristachyum, comme l’avait proposé Holub en son temps.
Ce point de vue a actuellement le vent en poupe dans la communauté scientifique. Diphasiastrum tristachyum est en effet le nom sélectionné par plusieurs grandes bases de données telles que (situation en mars 2020) : Catalogue of Life (qui se base sur l’inventaire spécialisé de World Ferns), The Plant List, Global Biodiversity Information Facility (GBIF), Encyclopedia of Life (EOL), Tropicos et World Flora Online.
Sources :
1 : Ovifat ; Site internet de la commune de Waimes ; page consultée le 9 février 2020 ↑
2 : Jean-Jacques Jespers ; Dictionnaire des noms de lieux en Wallonie et à Bruxelles ; Éditions Racine ; Bruxelles ; 2005 ↑
3 : Lycophyte ; Wikipedia ; janvier 2020 ↑
4 : Lycopode en massue : statistiques ; Observations.be ; février 2020 ↑
5 : Lycopode à trois épis : statistiques ; Observations.be ; février 2020 ↑
6 : Diphasiastrum tristachyum : carte de distribution ; Info flora ; février 2020 ↑
7 : Connaissance de la flore rare ou menacée de Franche-Comté : Diphasiastrum tristachyum (Pursh) Holub. ; p. 7 ; Conservatoire Botanique de Franche-Comté ; octobre 2004 ↑
8 : Connaissance de la flore rare ou menacée de Franche-Comté : Diphasiastrum tristachyum (Pursh) Holub. ; p. 7 ; Conservatoire Botanique de Franche-Comté ; octobre 2004 ↑
9 : Lycopodium tristachyum ; Plants of the World Online ; 2017 ↑
10 : Cypress Clubmoss ; IUCN red list ; février 2020 ↑
11 : Connaissance de la flore rare ou menacée de Franche-Comté : Diphasiastrum tristachyum (Pursh) Holub. ; p. 7 ; Conservatoire Botanique de Franche-Comté ; octobre 2004 ↑
12 : Tison Jean-Marc & de Foucault Bruno ; Flora Gallica ; p. 19 ; Biotope Éditions ; 2014 ↑
13 : Lycopodium tristachyum Pursh > Name Publication Detail ; Tropicos ; Missouri Botanical Garden : 29 février 2020 ↑
14 : Frederick Traugott Pursh ; Flora Americæ Septentrionalis … ; Volume 1 ; p. ix ; White, Cochrane and Co ; Londres ; 1814 ; numérisé par Google ; 8 octobre 2019 ↑
15 : James L. Reveal ; Frederick Traugott Pursh ; Discovering Lewis & Clark ; 2020 ↑
16 : Anil Kumar ; Botany for Degree Pteridophyta ; S. Chand Publishing ; 2006 ; p. 117 ↑
17 : voir par exemple Pichi-Sermolli ; Pteridophyta ; in Vistas in Botany ; Pergamon Press ; 1959 ; p. 458 ↑
18 : Josef Holub ; Diphasiastrum, a new genus in Lycopodiaceae ; Preslia ; Prague ; Volume 47 ; pp. 97 – 110 ; 1975 ↑
19 : -aster ; Wiktionary ; 20 février 2020 ↑
20 : Erklärung von botanischen Gattungsnamen der Gefäßpflanzen Europas ; Forstbotanik ; Albert-Ludwigs-Universität Freiburg ; mars 2020 ↑
21 : Werner Rothmaler ; Wikipedia ; 4 novembre 2019 ↑
22 : František Krahulec & Petr Pyšek ; Josef Holub (1930 – 1999) ; Taxon ; novembre 1999 ; pp. 849–851 ↑
23 : PPG1 ; A community‐derived classification for extant lycophytes and ferns ; Journal of Systematics and Evolution ; Volume 54, N° 6 ; Numéro spécial : Systematics and Evolution of Lycophytes and Ferns ; novembre 2016 ; pp. 563-603 ↑
24 : Øllgaard, B. ; A revised classification of Lycopodiaceae sensu lato ; Opera Botanica a Societate Botanica Lundensi ; n° 92 ; pp. 153–178 ; 1987 ↑
25 : Wikstrom & Kenrick ; Relationships of Lycopodium and Lycopodiella based on combined plastid rbcL gene and trnL intron sequence data ; Systematic Botany ; n° 25 ; pp. 495–510 ; 2000 ↑
26 : H. Walter Lack, Hartmut Ern and Herbert Straka ; Die Gattung Rothmaleria Font Quer (Asteraceae, Lactuceae) ; Willdenowia
Bd. 10, H. 1 ; 12 août 1980 ; pp. 37-41 ↑
Exceptionnel !
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