Les arbres des forêts communiquent-ils entre eux par l’intermédiaire de champignons? La question est controversée.

De nombreuses espèces de champignons transportent des nutriments entre le sol et les racines des arbres, recevant des sucres en échange. Un vaste réseau souterrain est ainsi formé. L’idée que ce réseau permettrait également aux arbres de communiquer entre eux et de partager des ressources avec de jeunes pousses a émergé il y a quelques années et a immédiatement suscité l’enthousiasme d’un grand nombre de naturalistes. Mais cette idée n’est pas prouvée scientifiquement, selon Justine Karst, une écologiste de l’Université de l’Alberta.


Dans un article publié le 14.février dans la revue Nature Ecology & Evolution, Karst et deux de ses collègues contestent trois affirmations devenues populaires ces dernières années. Ces affirmations concernent des capacités présumées des réseaux mycorhiziens communs (appelés CMN pour common mycorrhizal network dans la littérature scientifique).1.


Les réseaux mycorhiziens

Un réseau mycorhizien simple

Un réseau mycorhizien est formé par une association symbiotique entre un champignon et les racines d’une plante.

Dans cette relation, appelée mycorhize, les hyphes (les filaments) d’un champignon pénètrent à l’intérieur des racines d’une plante. Mycorhize vient des mots grecs mykós (champignon) et riza (racine). Grâce aux hyphes, la plante augmente prodigieusement (d’un facteur.1.000 environ) le volume du sol que ses racines peuvent exploiter. Cela lui permet donc d’absorber bien plus de nutriments (principalement de l’azote, du phosphore et de l’eau).

En retour, la plante fournit au champignon les composés carbonés dont il a besoin, mais qu’il est incapable de synthétiser lui-même puisqu’il est, comme les animaux, hétérotrophe. Ajoutons qu’une plante est souvent connectée à plusieurs champignons.

Remarque.: la partie du champignon visible au-dessus du sol n’est que l’organe reproducteur et temporaire.
La partie permanente est constituée par les filaments souterrains (les hyphes)

Ces réseaux ont été maintes fois détectés de manière scientifique et leur existence n’est nullement remise en question par l’équipe de Karst, ni leur importance pour les plantes. On estime que 90 à 95.% des végétaux sont impliqués dans de tels réseaux.

L’amanite tue-mouche vit en symbiose avec des arbres tels que les pins et les bouleaux

Un réseau mycorhizien commun

Un réseau mycorhizien commun unit les racines d’au moins deux plantes via les hyphes d’un même champignon.

Ils sont abrégés par le sigle CMN en anglais. Nous utiliserons RMC dans la suite de cet article.


Le Wood Wide Web fait le buzz

Ces réseaux mycorhiziens communs pourraient donc permettre des interactions entre deux plantes, voire plusieurs. Ils pourraient rendre possible le transfert de molécules entre elles, pour signaler un danger potentiel ou encore pour transporter des nutriments.

Ces possibilités sont devenues des affirmations, popularisées sous le nom de Wood Wide Web par des livres à succès (La vie secrète des arbres de P..Wohlleben et les publications de Suzanne Simard). Elles ont été reprises dans des revues, des documentaires et même des films et des séries télévisées.

Suzanne Simard est professeure d’écologie forestière à l’Université de la Colombie-Britannique. Ses travaux sont régulièrement cités dans les médias. Elle a entre autres découvert que les sapins utilisaient les RMC pour échanger des nutriments avec des bouleaux. Son équipe a injecté des isotopes radioactifs du carbone dans des sapins, puis a suivi la propagation des isotopes dans la communauté forestière à l’aide de diverses méthodes de détection, notamment des compteurs Geiger..3.

La question

Ces chercheurs sont au nombre de trois.

Justine Karst est une mycologue à l’université de l’Alberta (Canada).
Elle a jugé que les choses allaient trop loin lorsque son fils est rentré de sa classe (eight grade, qui équivaut à la deuxième année secondaire en Belgique et la quatrième collège en France) et lui a dit qu’il avait appris que les arbres pouvaient se parler entre eux grâce à des réseaux souterrains.2.

Melanie Jones est biologiste à l’université de Colombie britannique, spécialiste des ectomycorhizes et des mycorhizes éricoïdes (deux types de mycorhizes). Elle fut co-autrice d’un article rédigé en 1997 par Suzanne Simard, qui lança l’idée du wood-wide web. Elle regrette aujourd’hui d’avoir écrit dans cet article qu’ils avaient des preuves de l’existence de connexions fongiques entre les arbres. En fait, Jones précise qu’ils n’ont pas cherché à savoir si les champignons étaient bien à l’origine des flux de carbone détectés.6.

Jason Hoeksema, de l’université du Mississippi, étudie les conséquences évolutives des interactions entre espèces (telles que le mutualisme, le parasitisme et la compétition).


La méthode

Les trois scientifiques ont inspecté plusieurs sources d’information populaires.: livres, podcasts, vidéos, articles de revues, films, documentaires et séries télévisées.4.

Le livre de P. Wohlleben The Hidden Life of Trees fait partie des sources sélectionnées par les trois chercheurs

Ils ont identifié trois déclarations couramment énoncées dans ces sources.:

(1) les RMC sont répandus dans les forêts.;
(2) des ressources sont transférées entre des plantes par le biais des RMC, améliorant les performances des jeunes pousses.;
(3) les arbres mûrs envoient de préférence des ressources et des signaux de défense à leur progéniture par le biais des RMC.

Ils ont ensuite évalué les preuves, publiées dans des articles scientifiques, qui soutiennent ces affirmations, en utilisant la plateforme Web of Science.


Les résultats

Les RMC sont-ils répandus dans les forêts.?

Les plantes mycohétérotrophes — celles qui acquièrent du carbone en parasitant des champignons qui colonisent les racines d’autres plantes — fournissent des preuves solides de l’existence des RMC ainsi que du transfert de ressources entre végétaux.

Le Monotrope sucepin (Monotropa hypopitys), est une plante non chlorophyllienne de la famille des Éricacées. Il parasite le mycélium des champignons du genre Tricholoma, par l’intermédiaire duquel il reçoit les glucides provenant des arbres associés à ces champignons.

L’équipe de Karst n’a trouvé que deux études montrant des liens fongiques continus entre des arbres. On ignore en outre si ces liens persistent suffisamment longtemps pour être fonctionnels.

Rechercher les réseaux mycorhiziens partagés est une opération très délicate.

Si vous déterrez une racine, vous détruisez les liens entre celle-ci et les filaments des champignons, c’est-à-dire justement ce que vous vouliez étudier. Il est extrêmement difficile de savoir si un champignon particulier relie réellement deux arbres. La meilleure façon de contourner le problème est de prélever des hyphes à différents endroits, de séquencer leur information génétique et de dresser une carte des endroits où poussent des champignons génétiquement identiques. C’est un travail considérable, long et coûteux.8.

La nature éphémère des réseaux fongiques rend ces études encore plus épineuses. Les champignons peuvent se développer en tant qu’individus distincts après avoir été divisés, explique Melanie Jones. Or, les échantillons génétiques ne fournissent qu’un instantané de la situation et ne peuvent révéler si les morceaux de champignons recueillis sur deux arbres différents sont toujours réellement connectés.


Des ressources sont-elles transférées par les RMC et améliorent-elles la performance des jeunes individus.?

De fait, des études ont montré que des ressources peuvent être transférées de manière souterraine entre différents arbres, mais il n’est pas certain que cela se produise via les réseaux mycorhiziens, ni que ces flux soient bénéfiques pour les jeunes pousses.

Autrement dit, les nutriments pourraient tout aussi bien être véhiculés par le sol que par les RMC. De plus, l’analyse des résultats disponibles indique que la connexion d’un jeune plant à un pareil réseau entraîne le plus souvent des effets neutres plutôt que positifs ou négatifs.

Ce qui gêne aussi les mycologues dans cette assertion, c’est que les champignons formant les RMC ne seraient que des extensions physiques des racines, des conduits passifs dans lesquels la direction du flux de ressources serait déterminée par les plantes. Ce que les champignons font et pourquoi ils le font est rarement pris en compte dans les études.

Selon Kathryn Flinn, écologiste à l’université Baldwin Wallace dans l’Ohio, Suzanne Simard exagère le degré de coopération entre les arbres dans les forêts. La plupart des experts pensent, d’après Flinn, que les organismes qui sacrifient leurs propres intérêts sont éliminés par la sélection naturelle. Elle soupçonne plutôt les champignons de distribuer le carbone à leur profit, et non à celui des arbres. Un champignon s’associerait avec plusieurs arbres seulement pour assurer son approvisionnement futur en nourriture.5.


Les arbres mûrs communiquent-ils préférentiellement avec leur progéniture
par l’intermédiaire des RMC.?

L’idée que les arbres envoient de préférence des ressources ou des signaux à leur progéniture par le biais des RMC est en vogue depuis quelques années dans les médias.

Les chercheurs n’ont pourtant trouvé aucune preuve de cette affirmation dans des études publiées et évaluées par des pairs.


Conclusions de l’étude

Nombre d’auteurs d’articles et de livres relatant les effets supposés des RMC surestiment les résultats positifs de recherches antérieures tout en négligeant d’autres explications plausibles.

Les surinterprétations de résultats publiés auparavant sont la cause la plus commune d’affirmations non fondées. Par exemple, diverses études ont fourni des preuves de la possibilité de formation de RMC, mais elles ont fréquemment été citées comme confirmant la présence de ces réseaux dans les forêts.

De même, le déplacement du carbone par le sol (et non par des réseaux mycorhiziens) est compatible avec plusieurs observations, mais cette explication est souvent écartée.

Par conséquent, pour les chercheurs, les affirmations que les réseaux fongiques partagés seraient omniprésents dans les forêts du monde entier, qu’ils aideraient les arbres à communiquer entre eux et que les forêts seraient des lieux coopératifs où arbres et champignons seraient unis dans un but commun, ces affirmations ne sont pas étayées scientifiquement.


La controverse continue, et c’est positif

Pour certains experts, l’étude susmentionnée est une piqûre de rappel qui tombe à point nommé. C’est l’avis de Kabir Peay, mycologue à l’université de Stanford.

D’autres, comme Colin Averill, un mycologue à l’ETH Zurich (un institut de recherche technique et scientifique), affirment que le Wood Wide Web repose sur des bases solides. Ils sont persuadés que de nouvelles observations confirmeront bon nombre des hypothèses avancées sur les réseaux mycorhiziens partagés.7.

D’après Bassem Hassan & Alexandra Auffret,
Oui à la controverse scientifique, non à la polémique,
The Conversation, 5 avril 2018

Ceci est bien sûr une vue idéalisée de la réalité. La science est une activité humaine et n’est par conséquent pas exempte de défauts. Ayant le regard dirigé sur les ventes et la notoriété, les revues scientifiques sont nettement plus enclines à publier des recherches dont les résultats sont novateurs et inattendus. Une proportion non négligeable d’entre elles refusent donc d’incorporer des études reproduisant seulement des travaux antérieurs, que cela soit pour les confirmer ou les infirmer.


Sources :

1.: Karst, Jones & Hoeksema.; Positive citation bias and overinterpreted results lead to misinformation on common mycorrhizal networks in forests.; Nature ecology & evolution.; 13.février 2023.

2.: Popkin Gabriel.; Are Trees Talking Underground? For Scientists, It’s in Dispute.; University of Mississippi, Department of Biology.; 7.novembre.2022.

3.: Pollan Michael .; The Intelligent Plant.; The New Yorker.; décembre 2013.

4.: Karst et al..; Positive citation bias and overinterpreted results lead to misinformation on common mycorrhizal networks in forests – Supplementary Information.; Nature ecology & evolution.; 13.février 2023.

5.: Flinn Kathryn.; The Idea That Trees Talk to Cooperate Is Misleading.; Scientific American.; 19.juillet.2021.

6.: Popkin Gabriel.; Are Trees Talking Underground? For Scientists, It’s in Dispute.; University of Mississippi, Department of Biology.; 7.novembre.2022.

7.: Popkin Gabriel.; Are Trees Talking Underground? For Scientists, It’s in Dispute.; University of Mississippi, Department of Biology.; 7.novembre.2022.

8.: Pappas Stephanie .; Do Trees Really Support Each Other through a Network of Fungi?.; Scientific American., 13.février.2023.

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3 commentaires pour Les arbres des forêts communiquent-ils entre eux par l’intermédiaire de champignons? La question est controversée.

  1. Laurence dit :

    Merci pour cet excellent article

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  2. christian braibant dit :

    Très intéressant et pertinent. Je conseille le livre de Ph.Silar & F.malagnac « Les champignons redécouverts » éd Belin.

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  3. celadon7 dit :

    Bonjour ou bonsoir , j’ai appris cela dans les années 60 à l’école d’horticulture d’Igny puis avec des associations nature , des livres , la symbiose entre l’arbre et le champignon .Je pense que les cueillettes intensives de carpophores comestibles nuit à la santé des arbres .Comme moi vous connaissez l’humain tant qu’il y a un chapeau il ramasse , dévaste et détruit les non connus .

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