De loin, quelques marques jaunes mouchetaient le talus. En nous approchant, nous vîmes qu’elles semblaient maculées de sang. Des cornes apparurent, des griffes pointues se courbèrent. Une odeur fétide assaillait nos narines et nous levait le cœur…

Ce billet fait partie d’une saga consacrée aux événements ayant eu lieu durant l’été.2022 dans la vallée de la Vesdre, dans l’est de la Belgique. Vous pouvez lire ou relire les deux premiers épisodes (très intéressants) ici.:
Que s’est-il passé à Goffontaine ?
et
Des fleurs jaunes sur un talus ? Étrange, étrange…

Son origine et sa distribution
L’Ibicelle jaune est originaire de l’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay). Elle y pousse sur des sols assez secs, dans des endroits ensoleillés et chauds.
L’espèce a essaimé et s’est naturalisée en Australie (avant 1882), dans le sud des États-Unis (dans les années.1930) et en Afrique du Sud.
On la croise occasionnellement dans divers pays européens.: France, Belgique, Grande-Bretagne, Allemagne, Suisse, Hongrie, Grèce…
Elle s’est propagée par différentes méthodes. Comme nous le verrons plus loin, ses fruits s’accrochent aisément dans la toison des moutons, ce qui explique les observations réalisées dans la vallée de la Vesdre entre 1894 et 1947, ainsi que dans plusieurs pays européens au cours des 19e et 20e siècles.4. De surcroît, un engrais était fabriqué à partir des résidus du lavage des laines. Son utilisation a pu contribuer à la diffusion de la plante.5.
Un autre facteur a également favorisé son expansion.: elle est cultivée comme plante ornementale. C’est une cause possible de son arrivée en Australie.3.
Des fruits diaboliques
Intéressons-nous maintenant au fruit. Quand il apparaît après la floraison, il présente un aspect vert et charnu dû aux deux enveloppes externes, l’exocarpe et le mésocarpe. Il est, paraît-il, comestible à ce stade.; on le consomme confit dans le vinaigre, à la manière des cornichons ou des pickles.
Regardez la photo suivante.: le fruit se termine par une corne. Elle résulte du développement de la partie sommitale de l’ovaire, portant le style et le stigmate.
Cette particularité, qu’elle partage avec les autres membres de la famille des Martyniacées, explique l’un de ses noms courants dans le monde anglo-saxon.: Unicorn, ce qui signifie «.licorne.». À l’origine, cette élégante appellation fut donnée par les Amérindiens à quatre espèces du genre Proboscidea, habitant les régions arides de l’Amérique du Nord. Proboscidea est un genre voisin et ressemblant beaucoup aux Ibicella.
En mûrissant, le fruit se transforme profondément. L’enveloppe externe se décompose et laisse apparaître la couche interne, l’endocarpe. Celui-ci est ligneux et habillé d’épines.
À l’extrémité cornue se passe une chose remarquable.: elle se divise longitudinalement en deux prolongements effilés, en forme de griffes fortement recourbées.
Ceci justifie évidemment l’autre nom vernaculaire que cette plante a reçu.: devil’s claw, «.griffe du diable.», ou sa variante en Uruguay, cuerno del diablo, «.corne du diable.».
Méfiez-vous cependant des noms vernaculaires. Si votre pharmacien ou pharmacienne vous propose la griffe du diable pour soulager une douleur à une articulation, il ne s’agira pas de l’Ibicella lutea, mais bien d’Harpagophytum. Ce genre vit dans le sud de l’Afrique, et appartient à la famille des Pédaliacées, proche génétiquement des Martyniacées.

Revenons à nos Ibicella. Après être tombé de la plante, le fruit repose généralement avec les griffes dirigées vers le haut. Cette position leur confère le plus de chances de s’accrocher aux sabots et à la fourrure des grands mammifères (moutons, mules, chevaux, bovins ou bisons). Voici un bel exemple d’épizoochorie, un mode de dispersion des graines par transport sur le plumage ou le pelage des animaux.
Mais ces fruits peuvent blesser gravement les bêtes lorsque les griffes s’ancrent dans la bouche, le nez ou les pieds. Quelques botanistes supposent par conséquent qu’ils sont un anachronisme. Au cours du million d’années que dura environ l’ère pléistocène, les Amériques furent arpentées par des animaux de plus grande taille, aujourd’hui disparus. Comme des paresseux géants, dont un individu est illustré sur la photo suivante. Certains parmi eux furent peut-être les véritables porteurs de ces auto-stoppeuses.1.

L’un des plus grands, Megatherium americanum, mesurait six mètres de long et pesait quatre tonnes, soit une taille équivalente à celle d’un éléphant d’Asie. Était-il poilu, comme le dessin le suggère, ou glabre tel un éléphant.? Les scientifiques ne le savent pas de manière certaine.2.
Pendant le transport des fruits, les griffes doivent supporter des forces multiaxiales importantes (flexions, compressions et torsions) afin d’assurer une fixation adéquate. Leurs tissus doivent posséder à la fois une résistance mécanique suffisante et une élasticité élevée.
Une étude a montré que les extrémités des griffes sont surtout solidifiées par des fibres orientées longitudinalement. Dans la partie médiane, ces fibres sont par contre densément emballées en faisceaux entrelacés et séparés par des cellules allongées transversalement.7.
Le fruit des Martyniacées est tellement étrange que les botanistes peinent à le ranger dans un type prédéfini.
Plusieurs l’appellent une capsule avec exocarpe charnu et caduc et endocarpe ligneux, certains optent pour une capsule ligneuse à plusieurs graines, quelques-uns jettent leur dévolu sur une drupe ligneuse, tandis que d’autres ne jurent que par une capsule drupacée, mais ces derniers se font rabrouer par des esprits vétilleux qui martèlent qu’il s’agit d’une capsule subdrupacée. Des réfractaires plébiscitent un follicule drupacé voire une gousse. Ceux qui ne veulent pas prendre position utilisent simplement le terme fruit.8.

Une capsule qualifie un fruit sec s’ouvrant par deux axes de déhiscence, la déhiscence étant l’ouverture spontanée d’un fruit mûr afin de libérer les graines.
Là où le bât blesse et où la capsule nous abandonne, c’est que le fruit de l’Ibicella, au début de son développement du moins, n’est pas sec mais bien charnu.
Essayons plutôt une drupe. C’est un fruit charnu indéhiscent, issu la plupart du temps d’un seul carpelle. Les drupes sont normalement indéhiscentes.: elles n’ont pas besoin de se fendre puisque la partie charnue se décompose naturellement pour libérer le noyau.

Patatras.! Car que reste-t-il lorsque l’enveloppe charnue du fruit de l’Ibicella se dessèche et tombe.? Outre les deux griffes disjointes et recourbées, il subsiste une partie ligneuse (l’endocarpe) qui renferme les graines. Pour que celles-ci puissent s’échapper, l’endocarpe doit bien se fissurer d’une manière ou d’une autre. Il est donc déhiscent, et par conséquent la catégorie drupe ne convient pas non plus.
Ce fruit qui nous nargue tient donc un peu de la capsule et un peu de la drupe.
En fin de compte, la formule de capsule drupacée nous paraît la mieux adaptée pour décrire cette étrangeté.


Les Martyniacées comptent cinq genres. Chez Holoregmia, Martynia et Craniolaria, l’endocarpe reste fermé. Une force externe doit lui être appliquée pour qu’il s’ouvre. Cela survient généralement lorsque le fruit, tombé à terre, est piétiné par l’animal convoyeur.
En revanche, pour les deux autres genres, à savoir Proboscidea et Ibicella, la déhiscence progresse graduellement des griffes vers la base du fruit. Les deux moitiés de la capsule — provenant des deux carpelles — ne se séparent cependant jamais complètement. Les graines sont libérées petit à petit lors du transport au fur et à mesure que l’ouverture grandit.6.


(auteur du Latin botanique)
Tiré de Capitalisme et schizophrénie 2, Mille plateaux
de Deleuze, Gilles & Guattari, Félix. Éditions de Minuit, 2013
Sources :
1.: W.P. Armstrong.; Devil’s Claws.: Hitchhikers On Big Animals.; Wayne’s Word.; page consultée le 4.décembre.2022.↑
2.: Megatherium.; BBC.; avril.2012.↑
3.: Ibicella lutea.; WeedsAustralia.; page consultée le 27.novembre.2022.↑
4.: Filip Verloove.; Ibicella lutea.; Manual of the Alien Plants of Belgium.; 16.septembre.2016.↑
5.: Lambinon et al..; Une plante aux fruits étranges apparue à Liège.: Ibicella lutea (Martyniaceae).; Natura Mosana.; Vol..46.; n°.2.; Avril-Juin.1993.↑
6.: Ihlenfeldt, H. D..; Martyniaceae.; in Kadereit.; Flowering plants, Dicotyledons.: The families and genera of vascular plants.; Vol. 7.; p..286.; Springer.↑
7.: Horbens Mélanie et al..; Cell differentiation and tissue formation in the unique fruits of devil’s claws (Martyniaceae).; American Journal of Botany.; juin.2014.↑
8.: Thieret, John.; The Martyniaceae in the southeastern United States.; Journal of the Arnold Arboretum.; Vol..58 ; n°..1 ; Janvier.1977.; p..27.↑
septuagénaire a encore appris avec cette page Au niveau capsule plus griffue que stramoine et ses petits piquants merci les gars d’entretenir ma mémoire
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