Poursuivons notre étude de la Pédiculaire des marais. Nous verrons qu’elle est une pique-assiette, mais qu’elle peut en même temps favoriser la biodiversité dans les milieux humides.
Ce sera également l’occasion d’étudier la famille des Orobanchacées à laquelle elle appartient, et de nous intéresser au parasitisme chez les plantes.
Habitat
La Pédiculaire des marais est une plante annuelle ou bisannuelle qui peut vivre dans une large gamme de milieux humides (landes humides, prairies humides, fossés, bas-marais), sur des sols légèrement acides et pauvres en azote. Mais elle a besoin d’assez bien de lumière.
Elle est en déclin depuis les années 60, suite à la disparition progressive de ses habitats due au drainage des zones humides pour les besoins de l’agriculture.
En Belgique, on la rencontre surtout au nord du pays. Elle se fait beaucoup plus rare dans le sud, à l’exception des marais de Vance, dans la vallée de la Haute Semois.
Elle est bien sûr accompagnée d’autres plantes affectionnant les lieux humides, comme les Laîches (Carex) et les Prêles. Dans la prairie où nous l’avons trouvée, ses voisines proches étaient justement deux Prêles très communes dans ces milieux. En premier lieu la Prêle des rivières (Equisetum fluviatile), à la tige très compressible, ramifiée ou non.
Et également la Prêle des marais (Equisetum palustre), peu compressible et dont les dents des gaines foliaires sont bordées d’une frange blanche.
Classification de la Pédiculaire des marais
La Pédiculaire des marais fait partie de la famille des Orobanchacées.
Cette famille comprend 91 genres et 2.000 espèces environ, dont 37 espèces réparties dans 9 genres peuvent être vues en Belgique.
Ce sont essentiellement des plantes herbacées qui parasitent d’autres végétaux.
Les Orobanchacées
L’ordre des Lamiales
Les Orobanchacées appartiennent à l’ordre des Lamiales, qui comprend 24 familles et plus de 23.800 espèces.
La famille type dans cet ordre est celle des Lamiacées. C’est donc une parente, assez éloignée cependant, des Orobanchacées.
Il existe néanmoins un trait commun entre les Lamiacées et les Orobanchacées.
Rappelez-vous que dans le billet précédent nous avons examiné la fleur de la Pédiculaire des marais. Nous avons vu que les sépales étaient réunis pour former un tube, et que la corolle était composée de deux lèvres, la lèvre supérieure ressemblant à un casque. Or beaucoup de fleurs de Lamiacées comportent deux lèvres également. Regardez par exemple la fleur du Lamier jaune, ci-dessous à droite. Les Lamiacées s’appelaient d’ailleurs autrefois les Labiées ou Labiacées, du latin labium « lèvre ».
Des parasites du monde végétal
Les analyses phylogénétiques récentes ont bouleversé notre vision des Orobanchacées. Etudions-les et essayons de reconstituer leur histoire, qui est aussi l’histoire du parasitisme chez les plantes.
Toutes les Orobanchacées sont des plantes parasites, à l’exception de 3 genres. Cela signifie qu’elles prélèvent leur nourriture sur d’autres plantes.
La plupart sont des plantes parasites partielles (hémiparasites), mais certaines sont des parasites intégrales (holoparasites).
Les plantes parasites (4.500 espèces au total 2 ) sont toutes des plantes à fleurs (des Angiospermes), un signe que le parasitisme est apparu assez tard dans l’évolution des végétaux. Il n’existe donc pas de fougères ou de conifères parasites.
On peut distinguer 2 façons de parasiter une autre plante : en s’attaquant soit à la tige, soit aux racines. Parmi les plantes parasites s’attaquant à la tige, on trouve notamment le Gui (famille des Santalacées) et les cuscutes (famille des Convolvulacées, celle des liserons).
Les Orobanchacées (44% des espèces parasites) s’attaquent quant à elles plutôt aux racines de la plante hôte pour y détourner une partie de la sève.
Cette famille est la seule qui possède dans ses rangs à la fois des espèces holoparasites et des espèces hémiparasites.
Chez les holoparasites (du grec ancien hólos, « entier »), le parasitisme est total. La plante ne possède plus de chlorophylle, elle ne pratique plus la photosynthèse et dépend entièrement de son hôte pour se nourrir. La Gazette a déjà consacré un article à une Orobanchacée holoparasite : la Lathrée clandestine. Dans nos régions, on peut aussi rencontrer des Orobanches, le genre type de la famille.
Mais la majorité des Orobanchacées (88%) sont des hémiparasites 3 : le parasitisme est partiel. La plante a conservé sa chlorophylle, mais prélève toutefois une partie de ses éléments nutritifs sur une autre plante. C’est le cas des Rhinanthes dont nous vous avons déjà parlé également.
Quelques Rhinanthes à feuilles étroites (Rhinanthus angustifolius) poussaient d’ailleurs dans la prairie que nous avons parcourue, à quelques mètres des Pédiculaires.
Parmi les hémiparasites, on peut faire une distinction entre les parasites obligatoires et les parasites facultatifs.
Les hémiparasites obligatoires, bien que pratiquant la photosynthèse, ne peuvent se développer sans une plante hôte. C’est le cas des Striga, des espèces vivant en Afrique, en Asie et en Australie.
Mais les Orobanchacées hémiparasites qui poussent chez nous peuvent se débrouiller tant bien que mal sans une plante hôte. Les Rhinanthes, les Pédiculaires, les Odontites et les Euphraises sont des hémiparasites facultatives.
Notez que les plantes qui parasitent les tiges (comme le Gui) et les holoparasites (sans chlorophylle) sont des parasites obligatoires!
On peut également faire une distinction entre les parasites généralistes et les spécialistes.
Les spécialistes, ceux qui ne s’attaquent qu’à quelques espèces spécifiques, sont peu courants. Citons quelques espèces d’Orobanches.
Les parasites généralistes sont les plus fréquents. Ils peuvent s’attaquer à de nombreuses espèces différentes, et souvent en même temps.
C’est le cas notamment des Rhinanthes, des Odontites, des Lathrées, des Mélampyres et des Pédiculaires.
L’histoire des Orobanchacées
Les dernières études génétiques ont révélé un fait significatif : on trouve à l’origine de la famille des Orobanchacées les 3 genres non-parasites! Ce sont les Rehmannia, les Triaenophora et les Lindenbergia, des espèces qui vivent en Asie et en Afrique 1.
Le parasitisme est apparu chez les descendants de ces 3 genres.
Cette évolution est liée à l’apparition des haustoria. Un haustorium est un organe (partant le plus souvent des racines, parfois de la tige) qui s’immisce dans les tissus de la plante hôte (les tissus conducteurs de sève : xylème et phloème) afin d’en dérober une partie des nutriments. On parle également de suçoir.
Pour en savoir plus sur les haustoria et la germination des plantes parasites, lisez ou relisez l’article sur les Rhinanthes.
Notez que le passage au parasitisme a nécessité aussi le développement de moyens pour éviter de se parasiter soi-même, mais ces mécanismes ne sont pas encore bien connus 2.
Si on se limite aux Orobanchacées de nos régions, les premières espèces parasites qui arrivèrent furent les Orobanches, suivies par une lignée appelée Rhinantheae comprenant notamment les Rhinanthes, les Euphraises, les Odontites et les Mélampyres.
Les Pédiculaires feraient partie des Orobanchacées les plus récentes 4.
Les botanistes pensaient jusqu’à récemment que le parasitisme intégral, l’holoparasitisme, avait surgi une seule fois dans l’histoire des Orobanchacées et que les espèces qui l’avaient adopté devaient par conséquent être très proches les unes des autres génétiquement.
Mais ce n’est pas du tout le cas! Au contraire, une étude de 2013 a montré que le passage de l’hémiparasitisme à l’holoparasitisme(et la perte de la chlorophylle) est survenu à trois reprises, dans trois groupes différents 4.
Cette étude a notamment révélé que les Lathrées n’étaient pas des proches cousins des Orobanches, bien que ces deux genres pratiquent tous deux l’holoparasitisme. Les Lathrées sont en effet voisines des … Rhinanthes! Qui l’eût cru?
Ingénieur d’écosystème
Nous savons maintenant que la Pédiculaire des marais est une pique-assiette, s’invitant chez d’autres plantes pour leur dérober des éléments nutritifs. Mais c’est une pique-assiette qui a un rôle à jouer dans la sauvegarde de la biodiversité, en limitant la présence d’espèces trop envahissantes.
Une étude belge a montré que sa présence peut empêcher la colonisation d’un site par certaines espèces hégémoniques.
Certaines Laîches (Carex) peuvent en effet rapidement proliférer dans les milieux humides, chassant des plantes plus rares. L’écosystème s’appauvrit alors en nombre d’espèces.
La présence ou l’introduction de la Pédiculaire des marais va limiter la multiplication des espèces prépondérantes et rétablir ainsi la qualité de ces milieux menacés 5.
La même réflexion peut être faite à propos des Rhinanthes dans les prairies pauvres, comme nous l’avions déjà mentionné dans un billet précédent. Ils réduisent quant à eux le nombre de graminées.