Les animaux herbivores mangent les plantes, mais certaines plantes mangent aussi des animaux. Et leur vie n’est pas facile tous les jours! Car comment attirer leurs proies, en général des insectes, dans leurs pièges sans pour autant tuer les insectes pollinisateurs dont elles dépendent pour leur reproduction?
Les plantes carnivores en Belgique
Il y aurait environ 600 espèces de plantes carnivores sur la Terre, selon les dernières estimations 1, ce qui représente 0.2% des plantes à fleurs.
En Belgique, on peut en observer 10 espèces, appartenant à 2 familles et 3 genres différents 2. La famille des Lentibulariacées est représentée par la Grassette commune (Pinguicula vulgaris) et par 4 sortes d’Utriculaires, et la famille des Droséracées par 3 Droséras (appelés aussi Rossolis en français).
Puisque ces plantes carnivores vivent sur des sols pauvres en éléments nutritifs (la carnivorie étant justement un moyen de pallier cette pauvreté), on les rencontre surtout en Campine, au nord de la Belgique.
Pour ce billet la Gazette est donc retournée dans la lande de Kalmthout, près de la frontière néerlandaise, là où nous avions déjà admiré la floraison de la Bruyère des marais (Erica tetralix).
Le Droséra intermédiaire
Nous y avons croisé le Droséra intermédiaire (Drosera intermedia) qui est probablement la plante carnivore la plus « commune » de Belgique 3. Outre les landes de Campine, il réside aussi dans les fagnes des crêtes ardennaises ainsi que dans les marécages de Flandre Occidentale. « Commune » n’est sans doute pas le terme idoine, disons plutôt la moins rare! Ajoutons que les 3 espèces de Droséras sont protégées : il est donc interdit de les cueillir.
Le Droséra intermédiaire trouve à Kalmthout des conditions propices à son développement : un milieu ensoleillé, humide et bien sûr pauvre en éléments nutritifs.
Le Droséra s’est dit : « Eh bien, le sol est pauvre, mais les insectes sont riches en éléments minéraux. Mangeons-les! » Il s’est par conséquent mis au régime insectivore.
Chaque saison il produit donc une rosette d’une vingtaine de feuilles qui sont autant de pièges. Ces feuilles revêtent la forme de petites cuillères ovales portées par un long pétiole glabre. Elles ont généralement de 1 à 2 cm de long.
Celles du Drosera anglica (rarissime en Belgique) sont aussi ovales mais peuvent atteindre 3 cm, et celles du Drosera rotundifolia sont quasiment rondes, comme son nom l’indique.
Elles sont souvent immergées dans quelques centimètres d’eau.
La feuille est abondamment recouverte de poils rouges (parfois appelés tentacules) qui se terminent par des glandes. Chaque glande est couronnée d’une goutte de liquide visqueux qui brille au soleil comme de la rosée. Le nom français rossolis vient d’ailleurs du latin ros solis : « rosée du soleil », et le nom anglais, sundew, signifie la même chose. Le nom latin drosera provient du grec ancien droseros « couvert de rosée ».
Un insecte qui se pose sur la feuille va être englué par cette substance visqueuse, comme sur un papier tue-mouche. Les poils situés à la périphérie sont plus longs et fléchissent afin de transporter la proie vers le centre, là où les glandes sont plus nombreuses.
Cette réaction qui répond à une stimulation tactile est appelée thigmonastie, du grec thigganein, « toucher » et nastos, « resserré » (évoquant l’idée de fermeture).
On ne comprend pas encore très bien comment cette réaction a lieu. On suppose actuellement que les proies capturées sécrètent diverses composés, comme l’urée, qui acidifient le milieu. Cette acidification enclencherait la courbure des poils 12. ainsi que la production par les glandes d’alcaloïdes comme la coniine qui paralysent les insectes capturés 13.
Les insectes ne sont pas les seules victimes de la coniine. La plus célèbre d’entre elles est certainement Socrate : la coniine (ou conine) est en effet présente dans la Grande ciguë (Conium maculatum) ainsi que dans la Petite ciguë (Aethusa cynapium).
Une fois la proie morte, les glandes commencent à produire des enzymes qui vont digérer la victime et en absorber les éléments nutritifs. La digestion prend en général deux jours, et la feuille reprend sa forme initiale en une à deux semaines 10.
Mais ce régime carnivore a un coût : les feuilles ayant été transformées en autant de pièges poilus, elles sont devenues moins performantes pour capter la lumière et pratiquer la photosynthèse. En conséquence de quoi, la plante doit rester basse, et atteint au maximum 15 cm de haut.
Lorsqu’on observe les feuilles, on constate que la plupart sont recouvertes d’insectes capturés. Les pièges sont donc efficaces. Darwin l’avait déjà constaté et supposa que les feuilles diffusaient peut-être des odeurs attirant les insectes 4, mais il ne testa pas son idée.
Le dilemme des plantes carnivores
En 1968, un botaniste nommé Wickler souleva une autre question 5. La plupart des plantes carnivores dépendent des insectes pour un double usage : comme source de nourriture (nous l’avons vu) mais aussi comme pollinisateurs. Ce sont en effet des insectes qui se chargent (à leur insu) de transporter les grains de pollen d’un plant à l’autre, assurant ainsi la reproduction sexuée et le brassage génétique.
Wickler comprit très vite le problème qui se pose à la plante : choisir entre manger ou se reproduire. Si elle capture trop d’insectes pollinisateurs, c’est la reproduction et la survie de l’espèce qui est menacée; mais si elle ne capture pas assez d’insectes, elle meurt de faim. Les anglophones nomment ce dilemme « pollinator-prey conflict » ou PPC.
Ces dernières années, plusieurs recherches scientifiques ont été réalisées sur ce sujet.
On est d’abord parvenu à montrer que les insectes pollinisateurs ne sont généralement pas les mêmes que ceux qui sont capturés 6. Dans le cas du Droséra anglica, les proies principales (92 % des cas) sont des nématocères, des insectes à allure de moucherons ou de moustiques. Les pollinisateurs sont surtout (66% des cas) des syrphes, des mouches qui ressemblent souvent à des hyménoptères.

Un pollinisateur : un syrphe ( © Alvesgaspar via Wikimedia Commons )
Comment diantre la plante s’y prend-elle pour épargner ses pollinisateurs?
Une étude, dont les conclusions ont été publiées en février 2016, a été réalisée sur 3 espèces de Droséras vivant en Nouvelle-Zélande 7. Elle montre que les moyens mis en oeuvre par les plantes carnivores pour résoudre leur dilemme dépendent de la distance spatiale entre la fleur et les feuilles.
Les espèces à longs pédoncules
Chez 2 espèces étudiées (Drosera spatulata et Drosera arcturi), les hampes florales sont relativement longues (voir photo ci-dessous). C’est l’éloignement entre la fleur et les feuilles-pièges qui permet à la plante de protéger ses pollinisateurs.

Drosera arcturi, une plante endémique à l’Australie et la Nouvelle -Zélande (© Alan Liefting via Wikimedia Commons)
Outre la distance séparant la fleur des feuilles, ces deux plantes utilisent aussi la couleur des pétales comme repère visuel. Les syrphes, les insectes pollinisateurs, sont en effet fortement attirés par le blanc et le jaune 8.
La plupart des Droséras possèdent des fleurs blanches ou rosées. Certaines espèces australiennes ont cependant des fleurs rouges ou violettes 9.
En revanche, les feuilles de ces deux espèces n’émettent aucun composé odorant pour attirer leurs proies. Et leur teinte rougeâtre ne semble jouer aucun rôle non plus. Elles sont donc de simple pièges passifs.
Les espèces à pédoncules courts
Examinons maintenant les plantes carnivores qui possèdent une hampe florale relativement courte. C’est notamment le cas de notre Droséra intermédiaire, avec son pédoncule de 10 cm environ. En outre, comme le montre le dessin ci-dessous, il arrive fréquemment que ses feuilles soient dressées en direction des fleurs!
L’étude néo-zélandaise a pris comme « cobaye » le Drosera peltata ssp. auriculata, une autre espèce vivant en Australie et en Nouvelle-Zélande. Comme le montre la photo ci-dessous, la distance entre ses feuilles et ses fleurs est assurément réduite. La plante a donc dû élaborer d’autres techniques pour minimiser le conflit entre nutrition et reproduction.
Et ce moyen est …. celui qu’avait supposé Darwin! Les fleurs et les feuilles émettent bien des composés chimiques, qui sont nettement différenciés. Les substances produites par les fleurs font venir les pollinisateurs, tandis que les odeurs générées par les feuilles appâtent les proies. Darwin avait donc (partiellement) vu juste!
L’auto-pollinisation
Les fleurs du Droséra intermédiaire ne restent pas nécessairement ouvertes très longtemps. Il arrive même souvent qu’elles ne s’ouvrent pas du tout. Cela dépend de plusieurs facteurs, comme l’intensité de la lumière, la température et l’humidité de l’air 11.
Cela n’empêchera pas la plante de produire des graines viables : elle est en effet capable de s’auto-polliniser même à l’état de bouton floral! Cela s’appelle de la cléistogamie (du grec kleistos, « fermé » et gamos, « mariage »).
Puisque les pétales ne s’ouvrent pas (voir dessin ci-dessous) les anthères (organes mâles contenant le pollen) vont être poussées contre le stigmate du pistil (organe femelle) situé dans le même bouton. Des grains de pollen vont être déposés sur ce stigmate.
La suite est habituelle : un grain de pollen va germer et produire un tube pollinique à travers le style du pistil jusqu’à un ovule situé dans l’ovaire (dessin ci-dessous). Ce tube amènera deux gamètes mâles (cellules reproductrices) jusqu’à l’ovule qui renferme le gamète femelle. Une double fécondation s’ensuivra, donnant naissance à une graine : c’est-à-dire un embryon entouré d’une réserve alimentaire.
La cléistogamie n’est pas très répandue chez les plantes à fleurs : elle est pratiquée par environ 700 espèces réparties dans 50 familles, soit 0.2 % des angiospermes. Outre quelques plantes carnivores, on retrouve parmi les adeptes des Poacées comme le blé, des Orchidées et des Violettes 14.
Le principal avantage de ce « mariage fermé » est que les mariés ne doivent pas dépenser beaucoup d’argent en alliances, habits de cérémonie, repas de noces etc! Autrement dit, la plante n’a pas besoin de mobiliser beaucoup de ressources pour développer ses pétales, du nectar, ou de grandes quantités de pollen. La cléistogamie est d’ailleurs souvent pratiquée par des plantes vivant dans des environnements défavorables, comme c’est le cas pour les Droséras.
Le revers de la médaille est évidemment que ce type de reproduction ne permet pas le brassage génétique entre individus différents.
Les Droséras en hiver
L’automne est arrivé. Nous sommes repartis à Kalmthout pour tenter de retrouver les Droséras.
Ils étaient encore là, mais rapetissés, lilliputiens. Les feuilles flétrissaient. Bientôt ne subsisterait au centre qu’une rosette de très petites feuilles, nombreuses et serrées. Elles constitueront une sorte de bouton d’hiver, appelé hibernacle. C’est sous cette forme que la plante passera l’hiver.
Un dernier regard porté sur la lande, enveloppée par la brume et l’atmosphère automnale.
Article passionnant, comme d’habitude 🙂
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Merci Laurent !
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